Dans un article publié récemment et que nous avons partagé ici1, Philippe Schleiter, consultant RH et fondateur de Delta Lead passe au crible six “modes managériales”, parmi “les plus populaires et les plus convenues”. Nous comprenons tout à fait la volonté de l’auteur de revenir de façon critique sur ces sujets, tant il y a d’effets de mode et de « doxas » managériales parfois ridicules.
Cependant, après lecture de cet article, ainsi que celle plus conséquente de la lettre de Delta Lead, qui inclut de très intéressants témoignages (y compris de nos anciens invités Purpose Info comme Frédéric Fréry ou Philippe Silberzahn) qui avait servi de base à ce travail, nous avons décidé de lui répondre au moins sur les deux premiers points, qui nous semblent constituer bien plus que des “modes”. Nous pensons ainsi pouvoir contribuer à corriger ce qui nous semble trop souvent être des raccourcis ou des erreurs d’interprétations.
1. L’entreprise à mission (sic, il s’agit de la qualité de “société à mission” bien entendu dont il est question)
Convaincus qu’il y a derrière ces changements législatifs une opportunité réelle d’engager un travail sérieux et utile sur le sujet de l’identité, nous avons développé toute une méthodologie rigoureuse qui permet d’accompagner les entreprises désireuses de formaliser leur raison d’être. Pour les plus volontaires, il y a l’étape suivante, celle de l’inscription de la mission dans les statuts, ainsi que des objectifs associés, qui seront audités tous les deux à trois ans par un organisme tiers indépendant.
Cette loi est apparue d’emblée comme novatrice, notamment grâce à son caractère incitatif et non contraignant, au pays de la réglementation et de la bureaucratie tatillonne. Ainsi, l’article 1835 du code civil stipule-t-il désormais : “Les statuts peuvent préciser une raison d'être...” et l’article L210-10 du code de commerce indique : “Une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission”.
Sur le fond L’enjeu n’est pas la “rédemption”, mais une invitation à revisiter ses fondamentaux. Non pas pour être une entreprise plus vertueuse mais une entreprise cohérente. Sur le périmètre visé, et observé, l’article semble être rédigé avec un prisme réducteur puisqu’il ne prend pour exemple que les grandes entreprises (nous y reviendrons)... alors que la loi vise l’ensemble de l’économie française A titre d’illustration, Danone est le seul groupe du CAC 40 à avoir emprunté cette voie, qui est plutôt jusqu’à présent l’apanage des TPE / PME...
Si l’on s’arrête un instant sur le cas de Danone, qui est malheureusement le seul exemple cité (!), comment adhérer à la version présentée (la “mauvaise conscience”) ? Depuis 40 ans et le fameux discours d’Antoine Riboud, la marque est sensible aux problématiques d’une entreprise responsable. Elle n’a pas attendu la loi Pacte pour formaliser dès 2005 une raison d’être (“apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre”) et à prendre des actes forts lors de la Présidence de Franck Riboud, comme se séparer de ses activités dans l’alcool. D’aucuns argueront que l’épisode de l’éviction d’Emmanuel Faber sonne le glas de la société à mission... Làs, cet argument ne tient pas vu les efforts de la nouvelle direction à poursuivre la voie ouverte par la famille Riboud. Ceux qui s’intéressent à ce sujet peuvent lire les bons articles publiés à l’époque (comme celui de Thierry Legrand2), ainsi que celui remarquable de Sylvie Bommel dans Vanity Fair plus récemment3 ou celui d’Alexandre Rambaud4.
Il y a pourtant une critique qui sonne juste et que nous avions déjà dénoncée il y a un an5, beaucoup d’entreprises ont déterminé que leur raison d’être (ou leur mission, étant donné que ces termes sont devenus quasiment synonymes quand pour nous ils sont clairement distincts) était... de “sauver la planète”. Il est judicieux qu’une raison d’être soit ambitieuse, et permette de se projeter. Pas forcément de la même façon qu’une vision bien sûr, mais au moins qu’elle interroge les finalités de l’existence de l’entreprise. On retrouve d’ailleurs le « Purpose » dès la deuxième ligne du mythique article de James Collins et Jerry Porras dans la HBR de 1996 (Building your Company’s Vision). Les auteurs expliquent que le « core Purpose », la raison d’être est la raison pour laquelle une entreprise existe, en donnant quelques exemples intemporels comme Walt Disney (rendre les gens heureux) ou Merck (Préserver et améliorer l’existence humaine). On peut penser, comme l’a exposé le philosophe André Comte-Sponville dans Purpose Info (Episode 9) que la finalité de l’entreprise, c’est celle de son actionnaire... Mais cela ne l’empêche pas d’avoir un “pourquoi”, qu’il faut aller chercher par une étude quasi ethnographique, auprès des différentes directions. Ce travail est malheureusement très rarement effectué. La plupart du temps, on a la voie de la RSE (qui devient celle des commissaires au compte) et qui consiste en une “matrice de matérialité” qui s’attache à répondre aux problématiques des ODD en corrélant les priorités de l’entreprise et celles de ses parties prenantes. C’est un exercice utile que nous ne négligeons pas dans nos missions. Mais est-il suffisant ? Et surtout doit-il venir en amont du questionnement sur l’identité ? Il ajoute beaucoup de complexité, parfois des contraintes et fait fi du travail sur la vision et sur les valeurs, qui sont au cœur de l’identité profonde de l’entreprise.
D’autre part, “L’entreprise à mission est une entreprise qui doute de sa légitimité naturelle” selon Philippe Schleiter. Justement non puisque l’entreprise à mission, si elle a travaillé avec authenticité, va puiser dans son acte de naissance et sa vie sa légitimité. Ainsi avons nous recueilli le témoignage d’un agent immobilier qui ne cache pas s’être reconverti dans cette activité pour des raisons lucratives et pour valoriser son talent : la rencontre. Il a lancé cette activité par intérêt financier, par compétence et par goût des autres. Explorer sa raison d’être, en faire une condition d’appartenance à son organisation, est pour lui une garantie de pérennisation. Il ne vise pas à laver plus blanc que blanc, pourquoi pas d’ailleurs, mais créer de la richessse sous toutes ses formes.
L’article semble confondre RSE, voire mécénat, avec raison d’être. Les sociétés que nous accompagnons, ne nous ont que peu évoqué l’envie de changer le monde, de “faire [leur] des causes eschatologiques”. Pour elles, la mission est essentiellement tournée vers les parties prenantes internes et externes. Certes, cela n’empêche pas d’intégrer une réflexion sur leur externalités négatives et comment les réduire. Mais c’est le prolongement d’une réflexion authentique, qui commence par une réelle introspection sur son identité profonde.
2. L’entreprise libérée
Pour illustrer sa défiance vis à vis de l’entreprise libérée, Philippe Schleiter se base sur le titre d’un article de Gary Hamel publié en 2011 dans la Harvard Business Review (« First, let’s fire all the managers »6), pour faire croire à tort que l’idée de l’entreprise libérée est de se passer de tous les managers. Non seulement cette lecture de l’article est fausse, mais le concept d’entreprise libérée est beaucoup plus ancien. Il a émergé en France sous l’influence de l’ouvrage d’Isaac Getz et Brian M. Carney en 2009, mais il est beaucoup plus ancien aux Etats-Unis, ou l’on peut facilement remonter au moins à Douglas MacGregor (la dimension humaine de l’entreprise7), voire à des disciples comme Bill Gore8, créateur du gore-tex, ou plus récemment Robert Townsend, ancien DG d’Avis et auteur de “Au delà du Management”... Ces précurseurs ont établi qu’il était possible d’obtenir d’excellents résultats tout en responsabilisant les individus, en leur accordant une confiance que les organisations classiques refusent en général, préférant se protéger derrière une bureaucratie de normes. En France, le “leader libérateur” par excellence est Jean-François Zobrist, ancien patron de Favi qui a réussi l’exercice de libération dans son entreprise tout en obtenant des résultats financiers absolument remarquables. Il n’a donc jamais été question de “virer” tous les managers et croire que la technique permettrait de se passer de managers intermédiaires et de proximité n’avait rien à voir avec l’ambition philosophique derrière l’entreprise libérée, ni d’ailleurs dans aucun des exemples réussis, dans lesquels il y a parfois plus de managers qu’auparavant, étant donné que l’entreprise est re-découpée en petits groupes autonomes qui se choisissent un leader.
Autre incompréhension de notre part, Philippe Schleiter tente de faire croire qu’il y a eu un “déclin des managers” issu de cette “mode” de l’entreprise libérée. S’il y a eu quelques expériences malheureuses en effet, on est loin de l’effet de mode et la plupart des grandes organisations n’ont jamais tenté d’expérimentation en la matière. Associer ce “déclin” imaginaire à un “essor sans précédent de normes et de reportings toujours plus rigides” et on sombre dans la fiction. Ce sont justement les entreprises qui font le moins confiance à leurs salariés qui ajoutent du reporting et de la bureaucratie, avec de multiples niveaux hiérarchiques... A rebours, les entreprises dites “libérées” comme Favi se contentent du strict minimum légal (qui est déjà largement assez bureaucratique en soi dans des pays comme la France) et laissent un pouvoir de décision et une autonomie sans égale à leurs collaborateurs. Confondre l’entreprise libérée et la “froide tyrannie des process et des processeurs” enfin, c’est mélanger trois sujets qui n’ont aucun lien entre eux : l’entreprise bureaucratique, qui croule sous les process, en raison notamment des régulations décidées par le pouvoir politique. L’avancement technologique et la robotisation d’une entreprise qui sont des nécessités impérieuses pour dominer l’économie du futur. Et la confiance dont bénéficient les collaborateurs pour pouvoir réaliser leur(s) mission(s). Certes l’entreprise libérée implique aussi une responsabilisation très importante des salariés, qui ne conviendra sans doute pas à certains profils. Nous n'appelons pas à sa généralisation pour cette raison précise, il faut que ce soit un choix mûrement réfléchi du ou des dirigeants, en concertation avec le corps social. Mais on ne peut décemment exercer une critique aussi peu étayée à nos yeux, sur la base d’une image fausse, répandue peut-être, mais qui ne reflète pas la réalité des apports théoriques sur le sujet. Nous renvoyons d’ailleurs nos lecteurs à la passionnante enquête de Thierry Weil et Anne- Sophie Dubey, préfacée par Jean-Dominique Senard9.
Gageons pour conclure que derrière l’effet de mode lié au vote de la loi Pacte, la raison d’être va continuer de procurer un outil utile et pertinent aux entreprises qui veulent travailler sur leurs finalités. Le succès de la société à mission dépendra lui de la capacité des OTI (organisme tiers indépendants) à ne pas dénaturer l’exercice en le rendant soit trop onéreux, soit trop complexe pour la quantité de petites structures qui s’en sont emparés... Cette crainte est légitime, mais nous ne la retrouvons pas sous cette forme dans l’article qui nous a fait réagir. Enfin quand à l’entreprise libérée, elle reste une exception il est vrai, mais qui a vocation à durer tant la quête de sens et de confiance des jeunes générations est loin d’être assouvie !
Voilà pour les deux premiers points de l’article d’origine ! En fonction de vos réactions, chers lecteurs qui êtes arrivés jusqu’ici, nous déciderons ou non de répondre aux points suivants, qui souffrent parfois des mêmes biais d’analyse...
1 https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:6884157486484463617
2 https://www.cadre-dirigeant-magazine.com/manager/danone-les-lecons-dune-crise-de- gouvernance/
3 https://www.vanityfair.fr/pouvoir/article/plus-fort-que-succession-la-tumultueuse-saga-de-la- passation-de-pouvoir-chez-danone
4 https://www.linkedin.com/posts/alexandre-rambaud_suite-%C3%A0-la-nomination-de-faber- %C3%A0-lissb-activity-6879109683404169216-9TPB
5 https://www.linkedin.com/pulse/%C3%A0-quoi-sert-la-raison-d%C3%AAtre- litin%C3%A9raire-3-com-depuis-2-michel/
6 https://hbr.org/2011/12/first-lets-fire-all-the-managers
7 https://mip-ms.cnam.fr/servlet/com.univ.collaboratif.utils.LectureFichiergw? ID_FICHIER=1295877018119
8 https://www.changerletravail.fr/wl-gore-lentreprise-libre-et-sans-chefs#footnote1_h2264bs
9 https://www.la-fabrique.fr/fr/publication/au-dela-de-lentreprise-liberee/
Depuis que j’ai choisi de me lancer dans la stratégie et de consacrer mon temps à aider les entreprises à définir leur « raison d’être », beaucoup de gens se demandent si je n’ai pas perdu un peu la tête. « Tu es fou », semblent me dire certains avec leurs regards qui oscillent entre la surprise et l’apitoiement… Il faut avouer que la période n’est pas la plus propice économiquement parlant !
Dans mon esprit, ma cible devait être constituée en priorité des PME-ETI et des start-ups. Les start-ups, car c’est au démarrage qu’il est fondamental d’ancrer une identité forte et d’avoir formalisé des valeurs, une vision et une raison d’être, de s’être posé la question du « Pourquoi » on crée une entreprise, au delà du profit. Les PME-ETIs car lorsqu’une PME connaît une forte croissance, qu’elle expérimente une levée de fond réussie, il y a souvent ensuite une période de fusions et/ou d'acquisitions. C’est alors que se situe un risque important de voir toute la culture d’entreprise, patiemment construite (même si pas toujours formalisée…), s’effondrer. Se recentrer sur ses fondamentaux, retrouver son identité, travailler avec chaque filiale pour aligner les valeurs, les différentes visions et faire en sorte que les beaux calculs financiers ne se heurtent à la réalité humaine devrait être primordial.
Fort de cette conviction, d’une passion pour la stratégie et de connaissances théoriques solides glanées dans les grands ouvrages de management, autant que sur le terrain, je me suis lancé, en plein confinement, début avril 2020. Les premières approches s’étaient révélées tièdes, mais n’écoutant que ma petite voix intérieure, j’ai décidé de tout miser sur le conseil en stratégie. L’avenir jugera si c’était du courage, de la bravoure ou de la témérité…
Pour débuter, il me fallait une méthodologie à proposer à mes futurs clients. J’ai donc patiemment étudié ce qui était proposé par les consultants, par les agences, par les grands et petits acteurs, qui profitaient de la loi PACTE pour envahir peu à peu le marché. Confusément, je sentais depuis longtemps qu’après l’enthousiasme des débuts, la thématique de la raison d’être était en train de tourner à la farce dans de trop nombreux cas. De nouveaux acteurs quasi hebdomadaires proposant tous peu ou prou la même formule de « co-construction » (lire mon article paru dans Sociétal pour voir ce que j'en pense...), se spécialisant du jour au lendemain dans le « Purpose »…
J’ai étudié alors les résultats. J’ai interviewé des acteurs sur le terrain. J’ai réalisé une enquête, un baromètre, des articles (1, 2, 3...). J’ai été interviewé pour un portrait. J'ai même été jusqu’à créer mon émission, pour alimenter la réflexion (pas seulement la mienne, espérons le !) et confronter les points de vue, y compris les plus critiques sur le sujet.
Je tire une richesse incroyable de l’expérience. Mais aussi une grande déception, liée notamment au traitement médiatique du sujet.
Pour trop de médias, pour trop d'entreprises, pour trop d'agences, la raison d’être, cela se résume à la protection de l’environnement. Le sujet « raison d’être » souffre, depuis les origines de la loi PACTE d’un biais cognitif qu’on retrouve en permanence, même en pleine crise sanitaire : l’urgence écologique doit primer, une bonne raison d’être se doit de se concentrer avant tout sur le sujet environnemental. Qu’on se comprenne bien, loin de moi l’idée de nier l’importance des enjeux climatiques. Qu’ils fassent partie des priorités et que nous détenions tous potentiellement une petite partie de la solution au problème, sans doute. Mais à trop focaliser sur le caractère « catastrophiste » de certaines prévisions, utilisées à dessein par les adversaires de l’économie de marché et de l’entreprise en général, par ceux qui prônent la décroissance, on se retrouve face à un dilemme : la raison d’être de l’entreprise, pour cette catégorie de la population, ce serait de viser à son appauvrissement.
J’ai tendance à croire qu’il faut lutter contre cette vision pernicieuse de la raison d’être et au contraire aider les entreprises à se concentrer sur les sujets sur lesquelles elles ont le plus d’impact. C’est le rôle de la RSE, il y a d’excellents professionnels du sujet dans la plupart des entreprises et il est naturel qu’ils soient intégrés à la réflexion sur la raison d’être. Mais celle-ci ne peut aboutir que si elle permet aussi de comprendre la marque employeur avec la Direction des Ressources Humaines, l’objet social avec la Direction Juridique, la maturité de la relation avec les parties prenantes avec les directions commerciales et des achats, la culture numérique avec la direction des systèmes d’information, l’image de marque et les valeurs corporates avec les directions Marketing et Communication, le vécu terrain avec les représentants du personnel etc. Sans un travail de fond, qui ramène à l’histoire de l’organisation, à sa vision, à sa mission, on risque de reproduire les mêmes erreurs qu’on retrouve dans la communication de certaines marques, autrefois adeptes du « greenwashing » et pratiquant désormais le « purpose washing ».
Alors pourquoi un pourquoi ? A mes yeux, il y a au moins trois raisons pour lesquelles toutes les organisations devraient réfléchir à la formalisation d'une raison d’être :
Si vous êtes convaincu par ces raisons et souhaitez en savoir plus sur la méthodologie proposée, n’hésitez-pas à me contacter ou à vous inscrire au prochain webinar gratuit sur le sujet.
Clarence MICHEL, Fondateur 3-COM et Purpose Info - clarence@3-com.fr