Nos deux invités pour cet épisode exceptionnel sont deux prospectivistes de talent : Jacques Attali, Président de la Fondation Positive Planet, du groupe A&A, écrivain, économiste, éditorialiste aux Echos et Laurent Alexandre, chirurgien, fondateur de Doctissimo et écrivain, spécialiste de l’Intelligence Artificielle.
Bonjour Messieurs;
Encore un immense merci d’avoir accepté de débattre dans Purpose Info.
J’ai eu la chance d’interviewer Jacques Attali afin de recueillir ses réflexions sur la communication il y a une dizaine d’années. J’essaye de suivre vos régulières apparitions médiatiques à l’un comme à l’autre, car je sais qu’il en sortira souvent des idées précieuses pour le débat public. Et je suis ravi de vous recevoir aujourd’hui pour aborder un thème qui me tient à cœur, la raison d’être à l’heure de l’Intelligence Artificielle. Depuis le vote de la loi Pacte, la raison d’être est au cœur de beaucoup de réflexions, de discussions, d’espoirs, de tentatives de donner du sens. Avec cette émission, nous essayons de faire débattre partisans et adversaires de ce concept qui doit mettre en lumière les finalités d'une entreprise. Est-ce que celles-ci vont devoir évoluer au regard des enjeux nouveaux auxquelles elles sont confrontées ?
1/ Selon vous, dans quelle mesure l’attente croissante des français vis à vis des entreprises est-elle liée à l’affaissement de la parole publique ?
JA
Je vais commencer par vous taquiner. Vous avez associé le « purpose » ou la raison d’être avec l’intelligence artificielle. Ce sont deux mots à la mode, on les met ensemble, ça fait du bruit, mais ça n’a absolument aucun rapport. Si vous aviez voulu être complet, pour attirer les chalands, vous auriez pu ajouter Islamo-gauchisme… Mais franchement, ça n’a aucun rapport. Sous réserve que nous allons en trouver, car on trouve toujours des rapports avec tout et rien et Laurent sera sûrement capable de nous trouver un rapport entre raison d’être et intelligence artificielle. Il y en a sûrement… Comme il y a des rapports entre tout et rien.
La raison d’être des entreprises, dans le droit Français comme dans beaucoup de droits, c’est d’abord la rentabilité du capital pour ses actionnaires. Dans le droit Français, c’est encore la seule raison d’être d’une entreprise, de rapporter du capital à ses actionnaires. Cela n’est pas autre chose légalement. D’ailleurs les grandes décisions, de vie et de mort d’une entreprise, d’achat, d’OPA, ne sont prises que par les actionnaires. Et les autres acteurs, les consommateurs, les employés, les gens du territoire dans lequel une entreprise se trouve, les générations futures, qui sont concernées par l’avenir de l’entreprise, n’ont pas leur mot à dire. C’est pour ça qu’avec beaucoup d’autres, depuis longtemps, j’ai lancé cette idée que les actionnaires ne sont pas les seules parties prenantes de l’entreprise, qu’il y en a d’autres. En France, cela a commencé à s’exprimer par un célèbre discours au patronat d’Antoine Riboud à Marseille. J’étais très associé à l’écriture de ce discours par les hasards de la vie. Un discours dans lequel il avait dit qu’il y avait deux piliers dans l’entreprise, le pilier économique et le pilier social, qui devaient être égaux. Il a été d’ailleurs extrêmement rejeté par le patronat de l’époque lorsqu’il avait dit ça. Aujourd’hui, il y a une meilleure prise de conscience du fait que l’entreprise, comme une collectivité territoriale, comme une ONG, comme un pays, doit avoir d’autres finalités que la seule finalité de la rentabilité du capital, comme être durable. Pour ma part, je le vois à quatre dimensions : sociale, économique, écologique et en terme de gouvernance (anti-corruption, diversité etc.). Voilà en quoi une entreprise doit être positive à mes yeux, c’est à dire durable dans l’intérêt des générations présentes et futures, durable pour ses consommateurs, pour ses employés, pour les citoyens, pour les épargnants, qui sont concernés par la rentabilité du capital. Tous ces acteurs ont intérêt à ce que cela soit durable à long terme. La raison d’être, c’est la durabilité à long terme dans les quatre dimensions dont je viens de parler, pour chacun des acteurs en question. Il y a une prise conscience de cela, d’abord écologique. Beaucoup d’entreprises s’éloignent de leur pure dimension économique dans la nature de ce qu’elle produise ou dans la façon de produire, en s’éloignant de la production de déchets ou de gaz à effet de serre. Il y a aussi une pression exercée par les pouvoirs publics de plusieurs natures. La loi Pacte, qui découle de beaucoup d’efforts convergents, en particulier le rapport sur l’économie Positive que le Président Hollande m’avait demandé, sur lequel on a fait un très grand nombre de propositions sur la raison d’être de l’entreprise, en particulier la modification des articles du code civil dont j’ai parlé tout à l’heure qui définissent l’entreprise uniquement en France par son rapport aux actionnaires. Cela n’a pas été fait. Mais un certain nombre de choses ont été faites, dont la création de la société à mission, qui rejoint d’une certaine façon ce qu’on appelle en droit américain les B-Corps, c’est à dire des entreprises dont la seule finalité n’est pas la rentabilité du capital. Mais cela reste extraordinairement marginal. A un moment il y a un juge de paix : quand le capital n’est pas content, il vire les patrons, quelque soit le statut de l’entreprise.
LA
Bien sûr qu’il y a d’autres « stakeholders » (parties prenantes, NDLR) que les actionnaires dans une entreprise. D’ailleurs c’est l’entreprise qui paye la majeure partie des cotisations sociales dans un pays. Et donc qui à ce titre participe à la protection sociale extrêmement largement. Personne ne va s’opposer à ce que les entreprises aient des missions. Mais il faut faire attention. Attention à ce qu’on ne « charge pas trop la mule » et que les entreprises ne partent pas. La mission première de l’entreprise, c’est d’exister, pour verser des salaires, payer des cotisations sociales pour entretenir les personnes âgées, les fragiles, les malades, y compris les malades pauvres. C’est participer à l’aménagement du territoire, faire de la R&D (recherche et développement, NDLR) pour participer à la construction technologique de son pays, ce qui est particulièrement important au moment ou nous entrons dans une économie de la science, une économie de la connaissance. Faisons attention à ne pas mettre trop de charges sur l’entreprise, car l’entreprise doit aussi créer de la richesse pour créer des emplois et payer des cotisations sociales, ainsi qu’assurer l’aménagement du territoire. Personnellement, je ne voudrais pas, bien que je sois favorable aux articles de la loi Pacte, qu’on demande trop à l’entreprise jusqu’à ce qu’elle parte dans la zone Asie - Pacifique, ou la vie lui sera beaucoup plus facile.
JA
C’est vrai qu’il y a un enjeu de concurrence mondiale. C’est pour ça que tous ces enjeux doivent être mondiaux. On ne peut avoir d’évolution, ce qui est absolument vital, si on veut que l’humanité survive à la fin du siècle, sans que les entreprises produisent moins de gaz à effet de serre, sans que les consommateurs n’en produisent moins. Il est très important que sur ce terrain les entreprises évoluent. Naturellement, si elles évoluent seulement en France cela n’a aucun intérêt, la France étant un des pays qui est le moins émetteur de gaz à effet de serre, en particulier grâce à sa production d’électricité d’origine nucléaire. C’est un avantage considérable, qui fait que les entreprises, en tout cas en France, ont moins d’impact qu’ailleurs sur ce sujet. Chacun doit faire sa part malgré tout. Et il est très important que les entreprises la fasse. Mais il faut que ce soit mondial. Et pour cela, il faut qu’il y ait des réglementations mondiales, parce que les entreprises, comme l’a dit très justement Laurent, sont dans un univers concurrentiel. Elles ne peuvent pas mourrir pour faire bien ! Il faut donc imaginer des réglementations mondiales, qui peuvent être des fiscalités, par exemple, il y a une évolution qui commence à gagner beaucoup d’esprits vers un prix du carbone qui s’imposerait à toutes les entreprises. Le prix du carbone qui oscille naturellement autour de 25-30$ pourrait passer autour de 100$. S’il y avait mondialement un prix du carbone fixé à 100$, on réglerait de façon mécanique une grande partie des impacts négatifs de l’effet de serre car les entreprises seraient conduites à évoluer naturellement vers cela, sans qu’elles n’aient besoin de prendre de décisions contraires à leurs intérêts. Mais il faudrait que ce soit général. Si ce n’était que dans quelques pays, la charge de ceux là ne serait pas également répartie et comme l’a dit Laurent, les entreprises en particulier Chinoise qui n’obéiraient pas à ces règles pourraient continuer à grandir et à faire comme les entreprises Japonaises il y a 30 ans, dont on a commencé à se moquer parce qu’elles faisaient des choses de mauvaises qualités, puis qu’on a critiqué parce qu’elles nous copiaient, avant que nous voyons apparaître l’excellente qualité que nous connaissons, capable de nous concurrencer. C’est en train d’arriver avec les entreprises Chinoises. Ceci dit, il faut en priorité sauver notre planète, sauver les générations futures, créer les conditions d’une durabilité car il vaut mieux que l’entreprise humaine survive, même si les entreprises ont du mal à se développer.
LA
Il ne faudrait pas non plus que derrière l’entreprise responsable, l’entreprise philanthrope, l’entreprise messianique, derrière ces belles images il n’y ait que des discours de façade et une réalité, les chasseurs de primes vertes… Chez moi à Bruxelles, Engie est en train de fermer toutes les centrales nucléaires et on va construire derrière des centrales à gaz qui produisent 120 fois plus de gaz à effet de serre que les centrales nucléaires. Et on habille tout ça sous un discours écologique, responsable et messianique, alors qu’en réalité, cette stratégie « verte » contribue à augmenter les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique. Il faut faire attention à ce que les discours ne cachent pas en fait des calculs extrêmement mercantiles et contre-productifs pour l’environnement. En tout cas dans le domaine énergétique, le bilan CO2 du photo-voltaïque est dégueulasse : il produit 60g CO2 au KWH et n’est absolument pas durable. Mais le niveau des subventions est devenu stratosphérique, en France et encore plus en Allemagne. Ce qui conduit les entreprises à avoir un discours vert de façade et en réalité des stratégies qui les poussent à accélérer le réchauffement climatique. En ce moment ce qui m’affole, c’est qu’une partie importante du discours messianique sur la raison d’être de l’entreprise cache en fait une course au profit vert, une chasse aux subventions vertes et dans beaucoup de cas, le bilan CO2 final est à l’aggravation des émissions.
JA
Je suis entièrement d’accord avec ça. On ne devrait pas nuire à l’énergie nucléaire pour la remplacer par des énergies même « propres », dont l’effet global dans le niveau d’émissions de GES est plus important. Il faut tenir compte de l’intermittence et de la production des appareils. A l’heure ou nous parlons, les énergies dites renouvelables n’ont absolument pas la même efficacité que le nucléaire. Reste que je peux comprendre et respecter, même si je ne suis pas d’accord, ceux qui pensent que le danger du nucléaire de très long terme mérite d’être pris en considération. Il faut trouver une solution pour les déchets. Je pense qu’on a encore 50 ans pour trouver cette solution, avant que ces déchets ne soient véritablement problématiques par leur importance. Le prix Nobel Français récent a montré que nous n’étions pas loin d’avoir une solution pour l’élimination des déchets nucléaires de très longue durée. Je pense qu’on a une solution technologique. Dans beaucoup de domaines de l’écologie, la réponse est très largement technologique. Même si elle est aussi dans les comportements, dans le fait d’être plus frugaux, de faire évoluer la production vers ce que j’appelle l’économie de la vie, c’est à dire moins vers les secteurs de la chimie, du pétrole, de l’automobile, de l’aviation, qui sont des secteurs beaucoup plus consommateurs d’énergie. Je suis d’accord avec Laurent pour dire qu’il y a un détournement de la raison d’être pour faire des profits. Un double détournement. Celui dont il a parlé sous la forme d’entreprises qui habillent en raison d’être ce qui n’est qu’une recherche de profits par l’accaparement de subventions absurdes parce que mal faites. Ou ceux qui habillent en raison d’être ce qui n’est qu’une campagne de Com. Prenez une entreprise, dont je ne donnerais pas le nom - qui prétend avoir une vraie raison d’être, qui a une bonne image, qui donne beaucoup de gages pour son action sociale etc. On se rend compte que tout ce qu’elle dépense en termes d’action sociale est une part extrêmement faible de ce qu’elle dépense en publicité et qui est beaucoup plus efficace en termes d’image auprès de ses consommateurs que la publicité… Le « greenwashing » est une technique qui consiste à remplacer la publicité par les relations publiques, extrêmement efficace, mais extrêmement visible quand l’entreprise ne change rien. Surtout quand il s’agit d’une entreprise qui ne produit que du sucre sous 1001 formes et qui donc est extrêmement nocive pour la santé, ce qu’on ne dit pas.
2/ Dr Alexandre, qui dit raison d’être dit très souvent écologie et environnement, une grande partie des marques ayant formalisé que la raison de leur existence était de sauver la planète. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
LA
On est rentré dans l’enflure messianique. Cela aura des conséquences politiques et philosophiques importantes. Aujourd’hui, si on ne sauve pas la planète, si on ne sauve pas des milliards d’âmes, si on ne change pas radicalement le destin de l’humanité, on est un crapaud, un médiocre. On voit ça à l’échelle des entreprises. On voit ça à l’échelle des individus. On voit maintenant des jeunes qui sont découragés parce qu’ils n’ont pas d’impact majeur sur la société. J’ai vu des gamins me dire : « je voudrais changer le monde ». Et quand on voit la publicité qui est faite pour le « X Prize » développé par Peter Diamandis (https://www.xprize.org/about/people/peter-h-diamandis-md NDLR) dans la Silicon Valley, ce sont des projets qui en 10 ans doivent changer la vie d’un milliard de terriens… Donc on va créer des névroses. Si on explique à tout le monde qu’il faut avoir un impact majeur sur le monde, qu’il faut sauver le monde pour exister, on va rendre beaucoup de gens malheureux. Certains on un travail qui n’est pas passionnant, n’ont pas un impact mondial. Si on fait croire qu’on peut avoir la vie de Jacques Attali, vivre 15 vies, faire 50 métiers et écrire 200 livres en un siècle, on va rendre les gens malheureux. Il faut revenir à une certaine raison par rapport à cette vision de sauvetage de l’humanité. La première, c’est qu’on va rendre les gens fous si on leur fait croire que si on ne sauve pas l’humanité on est un moins que rien. Et d’autre part, on accrédite l’idée que la terre va mourrir rapidement et on encourage les collapsologues à tenir un discours de fin du monde qui est catastrophique pour la jeunesse. Je pense que Jacques sera d’accord avec moi. Quand on voit qu’il y a un quart des enfants Australiens de 15 ans qui pensent que la fin du monde arrivera avant qu’ils atteignent leur majorité, on voit qu’il faut faire attention à ce discours de sauvetage du monde. Il est castrateur pour les gens qui n’auront pas un parcours extraordinaire comme celui de Jacques Attali. Et cette vision pousse les gens à penser qu’on est au bord de la fin du monde et à cacher ce qui va mieux en matière environnementale. Je suis très choqué qu’on ne présente lorsqu’on parle d’environnement que ce qui va plus mal, qu’il n’y ait pas un seul écologiste pour dire que les principaux polluants ont été divisés dans l’air de Paris par 1000 depuis 1955, que l’air n’a jamais été aussi pur à Paris depuis le moyen-âge etc. On cache ce qui va mieux en matière environnementale, on rend les gens pessimistes, on les déprime et puis après on leur explique qu’il faut sauver le monde. Tout le monde ne sera pas Superman et en plus la fin du monde n’arrivera pas car il y a des solutions technologiques pour régler nos problèmes écologiques, comme le dit très bien Jacques. Les collapsologues ont fait de la fin du monde un instrument de manipulation des masses. Je suis extrêmement choqué quand je vois un des plus grands intellectuels Français mondialement connu comme Latour (Bruno Latour, https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruno_Latour, NDLR) expliquer que la fin du monde et l’apocalypse c’est « jouissif », ce qu’il a déclaré ouvertement dans Le Monde et dans plusieurs interviews, avec une espèce de fascination nihiliste qui n’est pas raisonnable. Que la perspective de l’eschatologie verte fasse jouir Latour, soit, on jouit comme on veut ! Mais qu’on aille paniquer les gamins depuis sa chaire à Sciences-Po en expliquant que la fin du monde est au coin de la rue, ce n’est pas bien… On a un taux d’angoisse verte chez les enfants qui est très élevé et qui est lié au fait qu’un certain nombre d’intellectuels verts sont irresponsables, ne font pas la part des choses et confondent leurs angoisses personnelles ou leurs jouissances eschatologiques avec la réalité écologique. Elle n’est pas toujours verte, mais il y a des solutions de moyen terme.
JA
Laurent, comme toujours, caricature sa propre pensée. Je suis d’accord avec une partie de ce qu’il vient de dire et il l’exprime remarquablement bien. Il est vrai qu’il y a un pessimisme et une jouissance du pessimisme qui existe et qui pose une sorte de posture, qui est très attirée par les médias… Si vous voulez être entendu dans les médias, il vous faut avoir cette posture. Il n’y a que les mauvaises nouvelles, que les alarmistes et l’intellectuel dont il vient de parler en est une représentation caricaturale et je dirais même d’une certaine façon… excessivement caricaturale, je ne veux pas employer de mots excessifs (rires).
C’est vrai aussi à l’inverse, que premièrement toute personne a une possibilité d’influer sur l’avenir. C’est la théorie du colibri, qui est une bonne théorie. Toute personne en ayant dans son comportement quotidien une attention modeste et humble à ce qu’il peut faire peut avoir un impact. Je n’ai pas l’impression d’avoir plus d’impact par mon action extérieure que par mon action personnelle. J’essaye de mettre les deux en phase. L’humilité, une certaine forme d’attention à ce qu’on peut faire pour être soi même économe des différents produits qu’on peut éviter de consommer me paraît une cohérence entre l’attitude intellectuelle et l’attitude pratique. Toute personne peut jouer un rôle de « colibri » dans le monde. Deuxièmement, il est vrai qu’il existe de vrais risques, contre lesquels on doit se prémunir. Il ne faut pas être désespéré, mais il faut être conscient des risques. Si on avait il y a 20 ans écouté ceux, dont j’étais, qui disaient qu’il y avait un risque de pandémie, on aurait pris des précautions et on aurait pas la situation dans laquelle on est aujourd’hui. D’ailleurs les pays qui sont les mieux protégés aujourd’hui sont ceux qui ont pensé que cette pandémie pourrait venir ou revenir - dans le cas de la Corée du Sud, c’était revenir - et qui s’y sont préparés. Avoir une notion du risque et de la menace très élevée, mais qui ne doit pas être paralysante. Si je prends l’exemple des Juifs en Allemagne dans les années 1930, ceux qui avaient l’impression que ça allait s’arranger tout seul sont morts dans les camps. Et ceux qui avaient le sentiment que ça n’allait pas s’arranger tout seul sont partis. Avoir conscience du danger est une nécessité pour le combattre. Et si je suis un jeune Australien, je peux comprendre le pessimisme. Il voit les incendies de forêt, la sécheresse se développer, le pays devenir inhabitable, avec beaucoup de jeunes qui quittent l’Australie à cause de ça, car ils s’imaginent pris dans un piège dans lequel leur continent va devenir la partie la plus désertique de la planète bientôt. Je ne dis pas que ce sera vrai partout, mais ce danger existe. Il faut donc raison garder, n’être ni dans le pessimisme qui conduit à la résignation, ni dans l’optimisme qui conduit à l’inaction. Il faut être au milieu des deux.
LA
Oui bien sûr Jacques, mais il faut faire attention au type de messages que l’on passe. Au Brésil, en moyenne mobile depuis l’an 2000, les incendies de forêt reculent. Et en Australie, les incendies de forêt sont plus faibles aujourd’hui que dans les années 1970.
JA
Oui mais pas la température.
LA
Il y a eu 10 fois moins d’incendies l’année dernière en Australie qu’il y en a eu en 1975. Ce sont des données vérifiables, j’ai examiné les statistiques du bureau des statistiques Australiens personnellement… (Plus d’infos ici : https://www.agriculture.gov.au/abares/forestsaustralia/forest-data-maps-and-tools/fire-data et là : https://www.statista.com/topics/6125/bushfires-in-australia/#:~:text=At%20least%2034%20people%20lost,Australian%20dollars%20in%20February%202020 NDLR). Il faut faire attention et non pas relativiser, mais ne pas présenter de façon téléologique une vision vers une catastrophe annoncée en oubliant les séries longues. On ne cesse de parler du nombre de morts que font les catastrophes naturelles sur terre. Depuis 1931, les catastrophes naturelles font 100 fois moins de morts.
JA
J’invite ceux qui nous écoutent à regarder le livre de Steven Pinker auquel tu fais référence (Le triomphe des lumières, NDLR).
LA
1931 c’est le pic. On est à 3,5 millions de morts par catastrophes naturelles. Aujourd’hui, on en fait 100 fois moins. Mais les gens sont convaincus dans tous les sondages qu’il y a une croissance exponentielle des morts par catastrophe naturelle sur terre, alors qu’en réalité il s’agit d’un effondrement.
JA
L’augmentation de la température est un fait.
LA
Je ne suis pas climato-sceptique Jacques. C’est deux choses de dire qu’il y a un problème de réchauffement anthropique, ce dont je suis convaincu sinon je ne serais pas pro-nucléaire et de dire qu’il y a une explosion des morts par catastrophe naturelle. Rien que le téléphone entraine un effondrement des morts. Etre averti qu’un barrage saute, qu’il y a une inondation, cela permet d’éviter les millions de morts qu’il y a eu dans la Chine des années 1920-1930, lors des grandes inondations des grands fleuves Chinois. Bien sûr qu’il faut des lanceurs d’alerte, bien sûr qu’il faut faire quelque chose. Personnellement, je suis plus proche de William Nordhaus (https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Nordhaus NDLR) qui a très bien calculé le niveau ou il fallait mettre la taxe carbone pour arriver à contrôler le réchauffement climatique à un niveau acceptable à l’horizon 2100. Cela lui a valu le prix Nobel. Et je suis plus proche d’un Bill Gates, qui a un certain nombre de propositions technologiques pragmatiques que des Latour et des collapsologues. Il est d’ailleurs très intéressant de voir ce que dit Jean-Marc Jancovici à propos de la fusion. Il dit : « je ne voudrais pas que nous mettions au point des formes d’énergie qui ne produisent pas de CO2 (comme le permet l’énergie de fusion), parce que cela nous donnerait un pouvoir de Titan et je ne veux pas que l’humanité possède ce pouvoir (https://www.sfen.org/rgn/croissance-verte-existe-jean-marc-jancovici NDLR). En réalité, on le voit bien par le refus de toute réflexion en géo-ingénierie de la part des collapsologues et des écologistes extrémistes, il y a une volonté d’empêcher la technologie de régler les problèmes écologiques. Finalement, une partie importante des écologistes souhaitent que la réduction de la crise climatique se fasse par la décroissance et la baisse du pouvoir d’achat et non pas par la technologie. Je ne crois pas qu’il soit souhaitable que les gilets jaunes gagnent moins bien leur vie en 2050 qu’aujourd’hui. Et je ne crois pas qu’il soit possible de convaincre les habitants du Tiers-Monde qu’ils doivent garder un niveau de vie faible et que leur dignité croîtra si leur niveau de vie n’augment pas. Il ne s’agit pas d’être climat-sceptique. Il s’agit de défendre une vision compatible avec l’amélioration de la qualité de vie humaine, une vision réaliste, en utilisant les bons outils. Tu sais très bien que les bons outils, ce sera une taxe carbone intelligente et la mise au point de technologies qui économisent du CO2, voir peut-être un jour des techniques de géo-ingénierie. La baisse du pouvoir d’achat pour diminuer les émissions mondiales de CO2 est une impasse qui conduira à beaucoup de malheur, à des situation révolutionnaires car les classes populaires n’accepteront pas de revenir au niveau de vie des années 1850.
JA
Il n’y a pas de point de divergence entre nous là dessus. J’ai toujours dit que la décroissance était une absurdité. S’il y a quelque chose qui pollue, ce n’est pas la croissance, c’est la production. Et donc il ne faudrait pas une croissance zéro, mais une production zéro pour atteindre l’objectif, ce qui est évidemment absurde. Ce qu’il faut c’est changer la nature de la production, en utilisant moins d’énergies fossiles et réorienter la production vers les secteurs de l’économie de la vie. Cela permettra de la bonne croissance, dans les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’énergie propre et une décroissance, peut-être même une production zéro, dans des secteurs qui ne méritent plus d’exister comme le plastique, le pétrole, une grande partie de l’automobile, du secteur aérien, du textile etc. Il y aura une croissance à condition de réorienter la production vers l’économie de la vie. Cela suppose de faire d’énormes changements. Ce n’est pas la peine d’utiliser l’Intelligence Artificielle pour mieux trouver des puits de pétrole. Il faut l’utiliser pour mieux faire dans la santé, l’éducation etc. Il y a un regard à avoir sur la nature de ce que l’on va produire qui est indépendant de la quantité à produire. Il y a donc quand même une réorientation très forte de l’économie qui est nécessaire, même si je suis entièrement d’accord sur le fait que la décroissance en tant que telle n’est évidemment pas la solution. Mais la décroissance de la production pétrolière, de la production plastique, de la mode douze fois par an, ça c’est nécessaire ! Cette décroissance là peut être remplacée par une autre croissance dans les industries de la santé, de l’éducation, des énergies propres, de la culture… Il est possible même que dans un certain nombre de ces secteurs, on en arrive enfin à ce que Marx avait comme intuition au milieu du XIXème siècle, c’est à dire qu’il y a des secteurs qui vont basculer dans la gratuité et ainsi permettre de vivre mieux avec une production marchande qui croitrait moins, ou autrement. Par exemple, quand nous bavardons ici, nous échangeons sans échange marchand. Et pour autant, cela nous occupe, ça crée des richesses, cela entretient des échanges avec les uns et les autres et c’est bon en tant que tel. Donc il y a un développement d’une économie non marchande, que j’appelle altruiste, dont on voit la trace dans les ONG qui naturellement ne remplacera pas l’économie marchande, mais jouera certainement un rôle dans l’avenir très important.
CM :
Sur l’altruisme, vous aviez d’ailleurs dès 2013, avant même l’ouvrage de Laurent Marbacher et d’Isaac Getz, parlé d’entreprise altruiste. Cela permet de recentrer le débat sur les finalités des entreprises.
3/ M. Attali, vous qui semblez capable de vivre plusieurs vies parallèles, penseur, écrivain, chef d’orchestre (…), pensez-vous qu’une entreprise puisse avoir une raison d’être unique ?
JA
Pour survivre, une entreprise doit changer en permanence. Quelles sont les entreprises qui survivent ? Ce sont celles qui ont su totalement changer. Regardez les entreprises les plus anciennes, elles ne produisent rien de ce qu’elles produisaient à leur création. Une entreprise est un rassemblement de talents. J’ai toujours pensé qu’il y avait trois sortes d’entreprises. Permettez-moi de prendre la métaphore musicale, puisque c’est dans la musique que je trouve la principale source de compréhension du monde. Regardez la vie d’un musicien. Il y a trois sortes de musiciens. Le musicien indépendant, qui travaille seul, joue seul, fait une carrière de soliste (ou pas). La deuxième catégorie, ce sont les orchestres plus ou moins provisoires, qui se rassemblent, restent ensemble 3, 4, 5 ou 10 ans. Mais qui vont disparaître lorsque les musiciens qui le composent vont aller ailleurs, partir en retraite. Il y a une troisième catégorie d’orchestre, ceux qui existent par leur marque. Pas par les musiciens qui les composent, mais par l’exigence qu’ils s’imposent. Ils changent de musiciens. C’est le LSO (London Symphony Orchestra, NDLR), le Philharmonique de Berlin… Malheureusement avec la pandémie, beaucoup de ces orchestres sont en train de disparaître. En particulier les orchestres Américains, parce qu’ils n’ont pas de système d’aide. Si on transfère ça sur l’entreprise, on s’aperçoit qu’il y a des entreprises individuelles, ou les gens sont entrepreneurs de leur vie, ont un portefeuille d’activités, font 15 choses à la fois… Sans doute parce qu’ils aiment ça et comme on est pas sûrs d’être réincarnés, autant vivre plusieurs vies…Chacun d’entre nous vivons plusieurs vies car nous ne savons pas si nous aurons le droit d’en avoir plusieurs. Tout le monde fait ça, pas moi spécialement… Comme la seule chose qui nous préoccupe c’est l’immortalité, c’est un substitut à la réincarnation. Deuxièmement il y a les « orchestres provisoires », c’est à dire les entreprises qui sont liées à leurs fondateurs, qui existent puis disparaissent en même temps que le fondateur ou ses successeurs s’éloignent. Puis vous avez les entreprises qui deviennent des marques, indépendamment de ce qu’ils produisent, indépendamment de ceux qui la composent. Ce sont des entreprises qui incarnent une grande fonction. Transporter, nettoyer, rendre beau, soigner, habiller… Ces grandes fonctions humaines sont incarnées par des entreprises. Certaines réussissent à durer un siècle. Mais ils ne sont plus que la marque. Dans ce cas là, ces entreprises ont des vocations changeantes et aujourd’hui, dans ces trois catégories d’entreprises, on va voir apparaître des entreprises à mission. Des gens qui se donnent la mission de faire quelque chose d’utile, qui ne soit pas seulement que de gagner de l’argent. Je pense que c’est en train de venir, d’une façon assez générale. Tant par la pression sociale qu’évoquait d’une façon inquiète Laurent tout à l’heure. Cette pression sociale qui fait s’interroger sur le sens : « tu gagnes ta vie mais ça sert à quoi » ? « Es-tu utile aux autres » ? Je crois beaucoup au concept d’altruiste rationnel. Nous avons intérêt à être altruiste. Ce sera à la fois « chic » socialement de pouvoir le montrer, mais aussi le vrai moteur de demain. Ce qui d’ailleurs correspond à la fonction traditionnelle de l’entreprise. Adam Smith avait bien montré cela dans un livre sur l’altruisme rédigé sept ans avant son ouvrage sur la richesse des nations. Il avait démontré qu’un boulanger avait intérêt à être altruiste, car si ses clients ne sont pas contents, il faisait faillite (Théorie des sentiments moraux en 1769, NDLR). Nous avons tous intérêt au bonheur des autres. Quand Laurent écrit un livre, il a intérêt à ce que les lecteurs soient contents. Nous avons tous intérêt à être altruistes. Si on prend l’altruisme d’une façon plus large, même modeste, purement dans notre environnement, cet altruisme est utile. Et là on finit par découvrir quelque chose qui est extrêmement mystérieux pour beaucoup de gens. Etre altruiste rationnellement est utile, mais c’est aussi gratifiant en tant que tel. Celui qui donne un cours est non seulement content du fait que ses élèves soient satisfaits, mais il est content tout court. En parlant il a trouvé de nouvelles idées. Cela le gratifie lui même de pouvoir s’exprimer devant d’autres. On passe ensuite de l’altruisme intéressé à l’altruisme égoïste. On trouve de l’intérêt personnel à être altruiste. Là on arrive véritablement à une forme supérieure, qu’on voit dans l’écologie, qu’on voit dans l’entreprise. Pour l’entreprise, comme pour l’individu, il y a une contrainte absolue, qu’évoquait Laurent tout à l’heure : il faut survivre. Si être altruiste vous fait mourir, c’est un choix qu’on peut faire, magnifique quand il s’agit de mourir pour sa patrie, pour sa famille, pour aller sauver quelqu’un en train de se noyer… En dehors de ce choix incroyablement respectable, qui s’applique plus aux individus qu’aux organisations (une entreprise ne se jetant pas à l’eau ou ne décidant pas de son suicide), l’entité comme l’individu décident de survivre. Pour un individu survivre signifie être en bonne santé, gagner sa vie etc. Pour une entreprise, cela veut juste dire avoir un chiffre d’affaires supérieur à ses dépenses.
LA
Je crois que plus généralement, au delà de l’entreprise, on est à un moment charnière. La vision historique que nous portons de l’humanité est en train de changer. D’abord on réalise que nous avons créé l’anthropocène, c’est à dire que nous sommes maintenant les jardiniers de la terre et nous en sommes responsables. D’autre part nous découvrons que nous avons des pouvoirs démiurgiques, qui sont le plus souvent portés par des entreprises, notamment par les géants de la Silicon Valley et leurs équivalents Chinois. Tout ceci nous conduit à nous poser des questions sur le sens de l’humanité, le sens de notre humanité et ce que nous devons, en tant qu’entreprises et également en tant qu’individus, en tant que société, faire de nos nouvelles capacités. L’apparition des pouvoirs démiurgiques de l’homme est arrivé extrêmement rapidement en réalité. On a pas encore réfléchi à ce nouvel état du monde au XXIème siècle et à la façon dont nous devons repenser notre histoire du futur. Ce travail de réflexion est indispensable et il n’a pas commencé. Il n’y a pas de réflexion de fond sur quelques décennies, sur la façon dont l’humanité doit gérer ses pouvoirs démiurgiques. Sur un sujet qui a toujours passionné Jacques, on voit bien que le champ des domaines ou Homo Deus agit sont de plus en plus importants et que ces domaines ne peuvent plus être gérés sur une base nationale. Ils ne peuvent être gérés que sur une base transnationale. On ne peut pas réguler les neuro-technologies dans un seul pays. On ne peut pas réguler le bébé à la carte et les modifications génétiques dans un seul pays. On est obligés au XXIème siècle d’avoir de plus en plus un champ de régulations transnationales. Jacques parle parfois de gouvernement mondial. Sans aller jusque là, il est très clair que nous sommes obligés de repenser notre histoire en raison d’un changement anthropologique majeur, l’arrivée de pouvoirs de l’homme sur l’homme qui sont inédits et qui n’étaient pas envisagés en réalité il y a un siècle. C’est pour ça que la réflexion est aujourd’hui insuffisante sur ce que nous devons faire de notre humanité et cela concerne aussi les entreprises car les pouvoirs démiurgiques d’Homo Deus sont principalement développés par des entreprises privées. Les GAFA en sont un exemple.On pourrait ajouter Elon Musk avec le spatial, Space X ou Neuralink, les implants intra-cérébraux.
JA
Je pense qu’en effet on a toutes ces perspectives qui s’ouvrent à nous et la potentialité de voir des solutions technologiques ouvrir des pistes considérables comme celles que vient d’évoquer Laurent. On a aussi la perspective de voir la recherche de l’immortalité prendre des voies extrêmement dangereuses pour l’humanité.
Je voudrais revenir sur les sujets d’origine de notre débat, c’est à dire la raison d’être. Je crois beaucoup que l’entreprise peut-être impliquée dans une raison d’être globale qui n’ira pas jusqu’au gouvernement mondial. Je ne pense pas que nous puissions avoir un gouvernement mondial au XXIème siècle. Je pense qu’on peut, qu’on doit avoir des réglementations. Elles existent déjà dans un secteur, avec une forme de « gouvernement mondial » extrêmement opérationnel et tyrannique, qui impose ses décisions dans le moindre village de la planète et que personne ne conteste : c’est la FIFA. Pourquoi est-ce qu’on pourrait avoir ça pour le foot et pas pour la santé ? C’est un grand mystère pour moi. L’idée d’avoir une institution internationale forte cela existe et c’est possible. On pourrait espérer que l’OMS soit aussi puissant que la FIFA. Sans le rêver, on peut penser avoir des règles qui s’imposent sur la taxe carbone, sur la protection des océans, sur la gestion des déchets, sur la réorientation vers l’économie de la vie. Et voir ces règles complétées ensuite par des règles qui viendraient des consommateurs et des acteurs. J’attache beaucoup d’importance à ce que je vois apparaître sur les consommateurs qui vérifient. C’est le cas de Yuka, ou de Clear Fashion, qui vérifie la qualité textile des vêtements. Tout cela est très bien, cela peut-être très utile. Si les entreprises voient que les consommateurs n’achètent plus n’importe quoi, ni pour se nourrir, ni pour se vêtir, elles vont changer. Si les fonds d’investissement privés et publics cherchent à être positifs. Dans la fondation que je préside, Positive Planet, nous mesurons la positivité des pays et nous mesurons la positivité des entreprises. Si on le fait et si progressivement ça prenait, je pense que cela peut aller très loin.
LA
Je voudrais juste rebondir sur ce que disait Jacques. La dimension me paraît quand même liée à l’apparence d’un messianisme technologique. C’est à dire que tu fais comme si la raison d’être de l’entreprise ne pouvait être que bénéfique. Or elle va entrainer des oppositions entre les trans-humanistes et les bio-conservateurs. Neuralink, sa raison d’être, c’est de nous rendre plus intelligent en mettant des micro-processeurs miniatures dans le cerveau de nos enfants dans le futur. Il y aura des oppositions à cette raison d’être. Le patron d’Amazon investit une partie de sa fortune personnelle pour créer des stations orbitales via sa société Blue Origin. Cela va entrainer des oppositions majeures. On pourrait parler aussi de Calico la filiale de Google destinée à nous rendre immortels. Il va y avoir demain des oppositions dans les raison d’être, qui vont en fait recouper le nouveau clivage politique du XXIème siècle entre les bio-conservateurs et les trans-humanistes. On ne sera pas dans une vision Bisounours, parce qu’il va y avoir de vraies oppositions de nature quasi religieuses dans la raison d’être des entreprises, entre la partie de la population qui est plutôt bio-progressiste et qui trouvera formidable qu’on fasse de l’augmentation cérébrale chez Elon Musk et une partie plus bio-conservatrice qui trouvera que tout cela, ce sont des raison d’être maléfiques et qu’il faut empêcher les entreprises d’avoir des raison d’être liées à l’idéologie trans-humaniste.
JA
Cela va être ma dernière réponse, car malheureusement je vais devoir vous quitter. Mais la raison d’être ne peut pas être n’importe quoi.
LA
Qui détermine ?
JA
En particulier la raison d’être ne peut pas être de produire du CO2, ce qui est le cas des énergies fossiles. La raison d’être ne peut pas être à mon sens, de manipuler l’espèce humaine. Mais ça pour l’instant on a aucun moyen d’éviter que cela le soit. Le juge de paix, si ça n’est pas la loi, ce sera le client. Si une entreprise trouve des clients pour aller sur Mars et espérer être immortel ou pour augmenter ou faire croire - ce qui pour moi est une escroquerie, mais c’est un point de désaccord avec Laurent - qu’on peut augmenter l’intelligence des gens de façon génétique… Je ne crois pas du tout à ça. Mais s’il y en a qui y croient, qui achètent ces produits. Tant mieux. Jusqu’à ce que la loi l’interdise. Je souhaiterais que la loi l’interdise.
4/ L’IA et la data devraient permettre aux citoyens de vérifier l’adéquation de leurs valeurs avec celles des marques, et la véracité des engagements qu’elles prennent. Cette nouvelle étape va-t-elle renforcer l’authenticité ou nous enfermer dans la dictature de la transparence ?
LA
L’authenticité, je ne sais pas ce que c’est. De mon point de vue d’observateur, c’est en réalité un « buzz word » et une stratégie marketing. Tout le discours sur l’authenticité sur l’authenticité je n’y adhère pas, je pense que c’est une manipulation commerciale, donc je suis très réservé là dessus. On va au travers du big data nous connaître de plus en plus. L’équilibre entre nous connaître mieux et nous servir mieux et nous manipuler, en connaissant les ressorts ultimes de notre cerveau, grâce à l’utilisation de nos traces numériques et de l’intelligence artificielle, va être bien difficile dans le futur. Il est probable qu’il y aura beaucoup d’utilisations de l’IA et notamment du deep Learning couplé à nos traces numériques pour nous manipuler. Nous rentrons dans une ère de la manipulation. Sa régulation ne va pas être très simple. On voit l’immense pouvoir que les maîtres de l’IA en Occident Google, Apple, Facebook, Amazon et en Chine Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi ont pris. Ce sont devenus les maitres, les seigneurs de la nouvelle économie. Ce sont devenus des acteurs géopolitiques. On voit même Facebook vouloir créer sa monnaie. Ce sont fondamentalement des entreprises magnifiques, mais qui ont un pouvoir manipulateur sur nous parce que l’IA peut connaître tout de nos ressorts. D’ailleurs le patron fondateur de Google Sergei Brin avait une phrase absolument extraordinaire : « ce que les gens nous demandent, ce n’est pas de répondre à leurs questions, c’est de leur dire quelle est la prochaine action qu’ils doivent réaliser ». Tout est dit dans cette déclaration du co-fondateur de Google. L’IA couplée au big data a un énorme pouvoir sur nos cerveaux, pour nous rendre service, mais éventuellement pour nous manipuler. Le débat sur le rôle des GAFA dans l’économie et dans la politique dans le futur ne fait que commencer. On a vu que les géants de la Silicon Valley ont réalisé une euthanasie numérique, un coup d’état numérique, en tuant sur les réseaux Donald Trump. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas n’est pas le sujet. Je ne suis pas un grand fana bien au contraire de Donald Trump. Mais on ne peut que constater que simultanément en quelques heures, tous les géants de la Silicon Valley ont numériquement tué Donald Trump et ont supprimé ses traces, ses comptes Twitter etc. On voit le pouvoir immense au delà de l’économie que les géants de l’IA vont avoir sur notre comportement et pas uniquement notre comportement marchand et marketing, également sur notre comportement politique et philosophique. Cette économie de la manipulation dans laquelle l’IA nous fait entrer, nous devons y réfléchir. On revient à ce que je disais tout à l’heure : Homo Deus n’a pas commencé à réfléchir à la façon dont il doit créer son futur.
Nous recevons deux invités exceptionnels pour cet épisode :
Pascal Demurger, directeur général de la Maif et Philippe Silberzahn, enseignant chercheur à l’EM Lyon.
Merci de nous accueillir dans ces locaux somptueux, pour la première fois en direct, afin de permettre aux spectateurs de réagir et de poser des questions à la fin du débat.
Encore un immense merci d’avoir accepté de débattre dans Purpose Info.
Je suis ravi de vous recevoir afin de continuer le débat que vous avez entamé en ligne en fin d’année dernière. En vous invitant, je n’avais pas en tête d’organiser un duel (pas de gants de boxes!), mais bel et bien de permettre une vraie discussion. Depuis le vote de la loi Pacte, la raison d’être est mise à toute les sauces. Pas une semaine sans qu’il n’y ait l’annonce d’une nouvelle raison d’être, la plupart se focalisant autour d’un thème central : « rendre le monde meilleur / durable ». À tel point qu’on a parfois du mal à comprendre ce que ce sujet recouvre. J’espère qu’en dépit des désaccords inévitables, il ressortira un peu de clarté sur ce qu’il est possible d’attendre ou non du concept. Permet-il comme nous le pensons chez 3-COM, de mieux mettre en lumière les finalités d'une entreprise ? Depuis le fameux article de Milton Friedman en 1970, le débat continue d’opposer et votre échange de la fin de l’année dernière en est un bon exemple.
1 / Pascal, vous avez écrit un livre sur l’entreprise politique (1), mais l’entreprise a-t-elle vraiment pour rôle d’être politique ?
PDe : Bonsoir Clarence, bonsoir à tous.
Est-ce que l’entreprise a pour rôle d’être politique ?
Déjà ce que l’on peut constater, c’est que l’entreprise a un impact politique. L’entreprise crée des richesses, emploie des gens, verse une masse salariale, paie des impôts, finance une grande partie de la protection sociale etc. Donc je pense que l’entreprise a une responsabilité, au delà de cet impact qui est très lié à son activité. L'entreprise peut avoir un impact plus ou moins positif ou plus ou moins négatif sur son environnement en général. Elle peut polluer par exemple. Elle peut faire le choix de mettre en place des procédés qui soient moins polluants ou au contraire négliger ce point et continuer à polluer… Une entreprise, c’est comme un citoyen… Elle paye des impôts, elle vit dans la cité. Elle peut faire des choix d'optimisation fiscale, qui font qu'elle contribue plus ou moins à la couverture des charges « communes ».
Et puis l'entreprise a une responsabilité, pas seulement globale sur l’environnement, sur le climat, sur la société mais aussi à l'égard de ses parties prenantes, de ses consommateurs. Est ce que je mens à mes clients ? Est-ce que je leur délivre un conseil sincère, qui va dans le sens de leurs intérêts, ou un conseil qui va dans le sens de mes intérêts à moi entreprise. L'entreprise a une responsabilité aussi dans son comportement à l'égard de ses collaborateurs. Comment je traite mes collaborateurs ? Quand on vit dans le monde de l’entreprise, quand on est dirigeant, quand on est collaborateur, on mesure très bien l'impact que l'on peut avoir sur l’épanouissement, le bien-être de ses collègues. Disons qu’on a une responsabilité à leur égard, qu’on ne peut pas fuir.
La responsabilité politique de l'entreprise est multi-factorielle et j’allais dire « classique », de toute éternité. L'élément nouveau je crois, qui est en train de monter en puissance de manière extrêmement forte, c’est que jusqu’à présent cette responsabilité politique, je pouvais en tant que dirigeant, l'assumer ou ne pas l'assumer en considération de mon éthique personnelle. C'est l'éthique des dirigeants qui conduisait les entreprises à se comporter de telle ou telle manière, à prendre en compte ou pas les conséquences de leurs pratiques, les conséquences de leur comportement.
La donne est en train de changer. Il ya une attente sociale à l'égard de l'entreprise qui est en train de profondément évoluer. Cette attente sociale fait que l’on n'attend pas de l'entreprise seulement qu'elle produise des biens et des services, qu’elle emploie et rémunère des salariés : on attend également qu'elle prenne en charge une partie de la réponse aux grands problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Que ce soit les problèmes écologiques, que ce soit les problèmes sociaux que ce soit des problèmes de société d’une manière générale. La profondeur de ces problèmes fait que tout le monde se rend bien compte qu’on ne parviendra pas à les résoudre si tout le monde ne s'y met pas, y compris les entreprises. Il y a, à tort ou à raison, peu importe, une défiance à l'égard de la puissance publique. Et le sentiment relativement généralisé que la puissance publique, même si elle a un rôle majeur dans la résolution de ces problèmes (peu de monde remet ça en cause) ne peut pas agir seule. Il faut impérativement l'aide des entreprises. parce que non seulement les problèmes sont gigantesques, mais leur règlement est extrêmement urgent.
Ce qui est en train de basculer aujourd’hui, c'est que non seulement l'entreprise a, malgré elle, un impact politique compte tenu de son activité, mais qu’elle aura demain une vraie responsabilité politique à assumer parce qu'elle est attendue sur ce terrain là. L'entreprise qui négligerait cette responsabilité politique, qui ne considèrerait pas ses devoirs à l'égard de l’environnement, à l'égard de la société ou même à l’égard de ses parties prenantes aura progressivement du soucis à se faire. Elle sera considérée de manière très négative, à la fois par les consommateurs mais également par le marché du travail. Dans une période où il ya des tensions sur un certain nombre de talents, on sait que la question de la marque employeur est aussi essentielle.
Pardon, j'ai été un tout petit peu long… Je ne sais pas si une entreprise a une finalité politique, je n'irai pas jusque là, mais je crois que votre question est : « est-ce que l'entreprise a un rôle politique » et ma réponse est d'évidence oui. Et une responsabilité très renouvelée en la matière.
PSi : Beaucoup de choses ont été couvertes… Une organisation qu’elle quelle soit existe dans un contexte, dans un environnement. Elle a de fait un impact politique sur plein d’aspects que vous venez de mentionner. Elle est au sein de la ville, de la société. Il faut rappeler qu'une entreprise se définit par un « objet social » , donc on est tout de suite dans quelque chose de collectif. Une entreprise, ce sont des gens qui se mettent ensemble pour faire quelque chose et le faire dans un environnement. Donc il ya effectivement un impact politique. Après il ya deux éléments : il ya d'abord ce qu'on appelle politique. Comme souvent, cela dépend comment on va définir les termes. Dire que l'entreprise a un impact sur son environnement au sens humain, collectif, c'est une évidence. Dire qu'elle doit avoir un rôle politique, je crois que ça appelle deux remarques. La première c’est qu'il ya quand même un danger. Vous disiez qu’il y a une « attente envers les entreprises ». C'est réel, mais selon moi c'est un symptôme de déclin de la puissance publique. Pour plein de raisons et on pourrait en parler, parce que je crois que c'est au fond le vrai sujet. On a aujourd'hui un vide qui se crée, donc il crée un appel d’air. Comme la puissance publique est un peu en déclin ou en tout cas a un problème de réponses par rapport à beaucoup de ses sujets, cet appel d'air fait qu'on se tourne vers les entreprises en disant : « c'est à vous de vous en occuper », parce que la puissance publique est en défaut. Un peu comme à la fin de l'Empire Romain, il ne restait plus que l'église catholique « en librairie ». Les romains ne sont plus là, c'est à vous de prendre en charge les grandes affaires du monde. Je crois qu'il faut, plutôt que dire « puisque les gens se tournent vers les entreprises pour être plus politiques, parce qu’il y a une attente », « attendez il ne faut pas forcément que ce soit nous qui répondions à cette attente qui est créée au fond parce qu’il y a un problème sur la puissance publique ». Je crois qu'il ne faut pas s’épargner ce débat important : qu’est-ce qui explique que la puissance publique, le politique, est en défaut sur ces questions ? Il ya effectivement le fait que ce sont des questions compliquées, mais il n'ya pas que ça. Il ne faut pas s’attaquer aux symptômes, mais bien à la cause.
La deuxième chose c'est que je perçois un très grand risque sur cet investissement de l'espace politique de l’entreprise. Il est multiple : d’abord, je ne suis pas convaincu que tout le monde veuille que l'entreprise aille occuper le terrain politique. C'est une puissance privée et donc l'espace politique c'est aussi encore une fois, l’État, les associations, les individus… Dire « l’entreprise privée doit prendre plus d’importance dans le politique », attention à ce qu’on veut vraiment… Personnellement, je suis loin d’être contre les entreprises mais je suis pas non plus très favorable à ce qu’elles jouent un rôle politique plus important que ça. Je pense qu'il ya un espace politique : les entreprises payent des impôts, mais elles ne votent pas. Ce sont les individus qui votent. Il ya une espèce de mélange des genres qui me paraît dangereux.
Il y a un troisième élément qui est celui de l'intérêt des entreprises à aller sur ce terrain là. On a tous suivi ce qui s'est passé aux États-Unis, alors on va pas ouvrir cette énorme boîte de Pandore, mais je lisais que Ben & Jerry’s, la fameuse marque de glaces, a fait une série de tweets en expliquant qu'il fallait lutter contre Donald Trump (2). Je ne trouve pas du tout Donald Trump sympathique, loin de là, mais j’achète des glaces Ben & Jerry’s. À partir du moment où je continue à en acheter, est-ce que ça veut dire que je suis contre Donald Trump ? Imaginons que je sois un fervent partisan de Donald Trump, je ne vais plus pouvoir acheter de glaces Ben & Jerry’s… Il va falloir que je trouve la marque de glaces qui défend Donald Trump. On risque d'avoir une situation dans laquelle chaque secte où chaque opinion politique a ses entreprises…Si je suis plutôt de coloration de droite, alors je vais acheter, je dis n'importe quoi, Häagen Dazs, mais si je suis de gauche, je vais prendre des Ben & Jerry’s. Il faudra que pour mon assureur, ma marque automobile ce soit bien aligné… On a un risque de dérive qui est néfaste pour les consommateurs et qui est dangereux pour les entreprises. Comme toujours, ce n’est ni blanc, ni noir… Mais j’inciterais à la prudence sur cette question là. C’est très tentant d’aller sur le terrain politique, je crois qu'on a aussi beaucoup à perdre.
PDe : Juste une réaction, j’ai l'impression que l'on dit exactement la même chose, on l’exprime simplement sous deux angles différents. Je crois qu’on est d'accord pour considérer l’un et l'autre que l'entreprise n'a rien à faire dans l'arène politique. L'entreprise n'a rien à faire et n’a aucune légitimité et se serait même dramatique, pour définir ou contribuer à définir, ce qu'est l'intérêt général, là où on doit aller… D’ailleurs, l'entreprise n'est pas un lieu démocratique. J'allais presque dire « par nature ». Donc, entreprises et politique, au sens ou on pourrait le définir, c'est à dire la vie politique d'un pays, ce sont deux sujets qui n’ont rien à voir l'un avec l'autre et qui surtout doivent se rencontrer le moins possible. Il y a une réglementation en france qui est extrêmement forte en la matière et tant mieux, y compris sur le financement de la vie politique etc. Vous parliez de Donald Trump et on on voit bien les conséquences que cela peut avoir. Gardons nous de vouloir une intervention du monde de l'entreprise dans la vie politique. Là en revanche, où de manière un peu provocatrice je le reconnais, j'ai titré mon livre l'entreprise du 21e siècle sera politique ou ne sera plus (3), c’est elle qui sera politique c'est à dire qu'elle a une responsabilité dans les conséquences de ses actes, dans la manière qu'elle a de fabriquer ses biens ou de rendre les services qu'elle a à rendre. Peu de personnes avaient conscience de cette responsabilité au 20e siècle, elle va s'imposer aux entreprises au 21e siècle et c'est ça la véritable bascule. Il y a de la part des consommateurs et de la part des salariés, la demande, l’exigence, l’attente que l'entreprise assume cette forme de responsabilité, qui d'ailleurs a été pensée par des économistes. Ce sont des externalités, c'est à dire ce qui est extérieur au système de prix, mais qui a bien un impact sur le reste de la société. Si je pollue, j’ai bien un impact sur le reste de la société. Il est normal que l'entreprise soit vigilante à ça, voire même normal, que les politiques publiques à l'égard des entreprises tiennent compte de leurs comportements. Peut-être qu'on en parlera, c'est la question de la conditionnalité des politiques publiques. Que ce soit dans la commande publique, la fiscalité ou autre chose, mais c'est un autre sujet.
2/ Plus largement, qu’est-ce que le concept de raison d’être englobe pour chacun d’entre vous ?
PDe : Alors le terme de raison d'être porte en lui même une forme d’ambiguïté. La MAIF n'a évidemment pas échappé au fait de se définir une raison d'être et nous sommes même allés au delà, en devenant Société à Mission au sens de la loi Pacte. Ce qui pose un niveau d’exigence extrêmement élevé. On pourra là aussi y revenir : niveau d'exigence en termes de transparence, d’audit… Nous faisons auditer nos comportements, nos engagements, les objectifs sociétaux que nous nous fixons, par un organisme extérieur. Nous sommes susceptibles de perdre cette qualité de société à mission, si on ne répond pas réellement aux objectifs. C’est donc un niveau d'exigence très fort. Je ferme cette parenthèse. Sur le sujet de la raison d’être, on a adopté une raison d'être qui est en réalité plutôt une manière d’être. Cela renvoie à la question de la responsabilité politique que j’évoquais au début. Plutôt responsabilité politique que finalité politique et plutôt manière d’être que raison d’être. La façon dont on a rédigé est-elle ou non pertinente, je n’en sais rien… On a rédigé notre raison d’être est autour de l’idée « d'attention sincère que l'entreprise s'engage à avoir à l'égard des autres et à l'égard du monde ». Le coeur de notre raison d'être est autour de cette idée d'attention sincère portée à l'autre et au monde. On voit bien que l’attention sincère, ça définit ça décrit une manière d’être, ça décrit un comportement, une manière de faire. C'est évidemment un des volets de cette raison d’être, si je suis attentif à mes collaborateurs, qu’est ce que je vais mettre en place pour démontrer que j'ai cette attention sincère à leur égard ? Cela veut dire que je m’occupe prioritairement de leur épanouissement dans l’entreprise. Si je suis attentif à mes « clients » - sociétaires en l’occurrence - et si je le suis de manière sincère, ça veut dire que je vais mettre en place tout un dispositif pour que la qualité du conseil qui leur est délivré aille bien dans le sens de leurs intérêts. Que la qualité du service qui leur est fourni répond bien complètement à leurs demandes. Même si parfois, c'est au détriment en termes de coûts pour l’entreprise. L'attention sincère portée au monde c'est comment je prends garde dans chacun des métiers de mon entreprise, pas seulement des métiers de l’assurance, mais aussi le restaurant d’entreprise, l'entretien des espaces verts, la gestion d'actifs financiers (sujet extrêmement important), comment je fais en sorte, que dans chacun de ces métiers, mon impact environnemental par exemple, soit le plus positif possible - ou le moins négatif possible, s'il ne peut pas être positif. On voit bien que cette attention sincère, ça décrit un comportement , une manière d’être, plus qu'une raison d’être. Je trouve qu'il ya une petite ambiguïté sur ce terme.
CM : Quand je vous entends, j’ai l'impression d'avoir plus quelque chose qui fait référence aux valeurs ou aux principes d'action qu’à la raison d’être. Peut-être y-a-t-il encore un travail à faire sur la raison d’être de la Maif ?
PDe : Principes d’actions, vous avez totalement raison. Pour moi la raison d’être, c'est une éthique de la pratique.
PSi : C'est très intéressant. Je vais y revenir parce que je partage ce que vous venez de dire. On va finir par être d’accord sur trop de choses… La raison d’être, c'est un concept comme le management les aime. C'est à dire qu'on peut y mettre un peu tout ce qu'on veut. C'est un vieux concept de stratégie qui a été un peu « remouliné » ces dernières années. Il ya aujourd'hui trois justifications à ce qu'on appelle la raison d’être. Vous avez raison sur l'ambiguïté : quand on « est », c’est un fait. Trouver une raison d’être pour quelqu'un qui existe déjà c'est un peu étrange ! Il ya trois grandes raisons - si je puis dire ! - pour avoir une raison d’être.
Ce qu'on a mis en avant, c'est d’abord une raison, plutôt d'ordre moral. C’est-à-dire de dire « le profit ne suffit pas, une entreprise doit aller au delà de « simplement » faire du profit ». Là, on est dans le fameux débat sur Milton Friedman. La plupart des gens n’ont pas lu l'article de Friedman (4), c'est un peu dommage, parce qu’ils amputent sa pensée. Friedman explique que l'entreprise doit faire du profit et il rajoute « dans un cadre éthique et légal respecté ». Et personne ne le dit ! Cela aurait rappelé que, oui l'entreprise doit faire du profit, mais qu’elle ne peut le faire que dans un cadre éthique et légal. Il explique que ça se fait, comme on le disait tout à l’heure, dans une communauté qui a ses règles etc. Je reviens sur cette notion : la raison d'être dans cette acception morale, c'est faut-il faire plus que faire du profit. On tombe sur un vieux fond qui peut être chrétien ou marxiste, une réticence à l’idée que le profit, en lui-même est moralement suffisant. Il faut ce que j’appelle un « supplément d’âme ». L'entreprise doit aller chercher quelque chose à l’extérieur, dans la société pour faire accepter le fait de faire du profit.
Ce qui est évidemment important, c'est que derrière, on a des croyances très profondes sur la façon dont on voit le profit. C’est acceptable bien sûr, mais il faut avoir conscience que ça procède d'une façon de voir le profit qui est plutôt « réticente ».
Il y a une deuxième justification de la raison d'être que j'appelle plutôt « stratégique ». On est dans tout le courant du management des années 70 sur la raison d’être. C'est « l'étoile polaire » qui va permettre au management de prendre des décisions en s’interrogeant : ces décisions sont elles conformes à notre raison d’être ? C'est un guide et l'idée derrière ça, c'est que ce guide va permettre la performance. Vous évoquiez Collins et Porras, Clarence, on va en reparler tout à l’heure. Mais il ya tout un champ de la stratégie qui dit qu’il faut que l'entreprise ait une vision, une mission et une raison d’être, parce que ça va servir de guide et donc ça va entraîner la performance. L'argument tourne autour de la performance. L'expérience montre que ce n'est pas le cas, on y reviendra peut-être tout à l’heure.
On a une troisième raison qui est plus récente, qui est de considérer la raison d'être comme un vecteur de sens pour les collaborateurs et donc d’engagement. Une des grandes difficultés aujourd'hui des grandes entreprises, je ne connais pas la Maif, mais j’en fréquente pas mal, c'est cette prime d’engagement. On a des gens qui sont désengagés, or on sait que l'engagement c'est le facteur premier de la performance économique. Au delà de sentiments, on a un vrai problème stratégique. Des équipes désengagées ce sont des équipes qui ne font pas le « petit truc en plus » qui fait qu'au final, on va gagner un contrat, on va être plus performants. Donc est née cette idée, que ce désengagement vient d'une absence de sens, c'est à dire « moi je fais des slides toute la journée » où « je suis dans ma feuille Excel, mais au fond, à quoi ça sert » ? Je me sens très éloigné de ce que fait vraiment mon entreprise, je ne comprends pas trop à quoi elle sert. Vous connaissez forcément cette citation (5) : ce sont des gens qui cassent des pierres, à qui l’on demande « qu'est ce que tu fais » ? « Je casse des pierres » … Et puis on va voir le suivant « je bâtis une cathédrale » ! Dès lors qu'il a conscience de bâtir une cathédrale, il est motivé. C’est quelque chose qui a pris beaucoup d’importance. Si on définit cette vision, cette raison d’être, cette mission, les gens seront plus engagés et donc quelque part ils seront plus performants. On retombe sur cette idée très utilitaire de donner du sens qui va être un vecteur de performance.
Dans les trois cas, on est quelque part assez utilitaire, ou en tout cas on a deux modèles mentaux, des croyances très forte sur ce qui est ou ce qui n'est pas. Je crois qu'il ya une approche un peu alternative de tout ça qui est de dire : la raison d’être au fond, c'est soi-même. Une organisation est créée par des gens, pas toujours pour gagner de l’argent ! Quand on regarde les raisons pour lesquelles les gens créent des entreprises (je travaille beaucoup avec des entrepreneurs), les raisons sont très souvent multiples parfois assez floues. Il y a toujours quelque part l'idée que si ça marche bien, on va gagner un peu d'argent... C'est parfois présent, ça ne l'est pas toujours. On a aussi des motivations qui sont différentes. Je cite toujours l'exemple de Hewlett et Packard (6). Ils créent Hewlett Packard parce qu'ils ont envie de travailler ensemble. Ils ne savent pas bien ce qu'ils vont faire, mais ils sont amis de par leurs études et créent l’entreprise. Ils ont mis cinq ans à trouver qu'ils allaient faire de l’électronique… La raison d’être souvent est très multiple, j'observe beaucoup, aussi bien dans des entreprises naissantes que dans des entreprises existantes, c'est très souvent le plaisir de travailler ensemble. Là, je rejoins ce que vous disiez tout à l'heure c’est à dire qu’un des facteurs d’engagement, c'est pas forcément « je suis là parce que je casse des cailloux, c'est pas facile, c'est fatigant, mais au moins je bâtis une cathédrale ». Cela peut être ça, on a des entreprises qui ont ce sens là et les gens rejoignent ces entreprise, des organisations humanitaires par exemple, mais on a aussi de l'engagement qui vient du plaisir d’être là, du fait que sur le lieu de travail il y a une bonne ambiance, on est bien traités, il y a une « attention » comme vous l’évoquiez tout à l’heure. Et ça on sait que c’'est très fortement générateur d’engagement. L’une des entreprises qui est citée par Frédéric Laloux quand il parle du futur des organisations (7), s'appelle je crois Morning Star. C’est pour lui l'archétype de l'organisation avec un taux d'engagement qui dépasse les 150%… Ils sont tous au top, motivés et cette entreprise fait de la purée de tomate. On pourrait trouver ça assez basique et bien on peut faire de la purée de tomate et être complètement engagé, prendre plaisir à son travail. La raison d'être ici c'est le plaisir du travail, le plaisir du geste. On a ça avec les artisans etc. La raison d’être, elle peut être simplement autour de ce que l'on fait, de comment on le fait, de de ce que l'on vit au quotidien, du plaisir de travailler ensemble etc. On n'a pas forcément besoin d’aller chercher quelque chose que les chercheurs en management appellent « téléologique », c’est à dire quelque chose qui est à l'extérieur de nous-mêmes, une espèce de raison éloignée de nous. On peut trouver en nous le plaisir d'être ensemble et d’agir.
CM : On pourra en discuter je suis persuadé qu'il faut enfin d'autres un peu un peu les deux…
3/ La place de la raison d’être peut-elle être la même dans une administration, dans une collectivité publique, dans une entreprise de l’économie sociale et solidaire (une mutuelle par exemple), dans une PME, une ETI, un grand groupe ?
PDe : Il n'y a pas de différence de principe, mais il y a en réalité de vraies différences pratique. À la fois pour les raisons que j'ai dites, d’attentes sociales à l'égard de l’entreprise et on reviendra dans les catégories que vous avez cités… Je vous ai entendu Philippe sur les ressorts de la motivation individuelle. Je crois beaucoup aux ressorts tiré de la manière dans l'entreprise considère ses collaborateurs. La question de la confiance par exemple est un ressort complètement essentiel de motivation. Si j'accorde à priori - et c'est un acte de foi - ma confiance à l'ensemble des collaborateurs et donc je leur donne des marges de manoeuvre suffisante pour exercer leur activité et pas simplement dérouler des process, mais véritablement trouver en eux-mêmes des solutions à des problèmes qui se posent à l’entreprise, évidemment que la motivation va être infiniment plus forte. S’il ya un environnement relationnel, notamment dans la relation managériale, qui repose plutôt sur la coopération, l’attention, la bienveillance, plutôt que sur la compétition, le « chacun pour soi » et l’individualisme, vraisemblablement que ce sera un facteur de motivation relativement fort. Ceci étant, je pense que si on arrive à ajouter à ça - et ça n'est pas toujours facile - le sentiment de contribuer personnellement à quelque chose de plus grand que soi, parce que par hypothèse c'est collectif. Si j’ai le sentiment de contribuer à construire une cathédrale en cassant mes pierres, je pense que c'est évidemment un supplément de motivation. C'est en tout cas mon expérience de dirigeant. Je pourrais, si vous le souhaitez, revenir sur cette expérience justement en plusieurs étapes : avant et après, j'ai vu la bascule sur sur cette question du sens… Donc oui, je crois que dans toute organisation, la responsabilité, qu'ont qualifiait de politique tout à l’heure, la responsabilité sur son environnement, est la même quelle que soit l'organisation et la nécessité de tirer son collectif, de tirer son organisation par le sens est également la même. Simplement en pratique, les choses se posent très différemment. Vous preniez l'exemple d'une administration, d’une entreprise publique, c'est beaucoup plus compliqué. À la fois plus simple et plus compliqué… Une administration, sa mission, son objet, son objet social, si on utilisait ce terme, c’est précisément l'intérêt général, le service public, peu importe comment on le qualifie. C’est donc un mission de « bien public ». Est-ce qu’il y a besoin d'ajouter à ça une raison d’être ? Spontanément, on pourrait se dire non, en tout cas, pas au sens de la finalité, puisque la finalité est déjà là. La finalité, c'est l'intérêt général. La finalité est téléologique, extérieure à moi même. L'administration n'est pas en elle-même sa propre finalité. L'administration à pour finalité de rendre un service à un public. Donc il n’y a pas besoin d'une autre finalité que ça. En revanche, si on considère la raison d'être comme étant une manière d'être et une responsabilité sur ces pratiques, alors le fait de poursuivre un intérêt général aussi noble soit il, le fait d'avoir une mission aussi grande soit elle, ne doit surtout pas nous exonérer de la responsabilité que l'on a sur la manière de faire des choses. Je peux exercer un service public complètement essentiel et chercher à ne pas polluer…
PSi: Alors effectivement, la raison d’être va varier en fonction du type d’institution, mais je crois qu'elle peut même varier au sein de l’entreprise. Par exemple, vous évoquiez tout alors le fait qu’il n’y avait pas de concurrence très forte au sein de l'organisation entre les gens. J'ai travaillé avec des équipes commerciales dans lesquelles il ya une extrême concurrence entre les gens. Ce sont des environnements très durs et qui sont exaltants. Ce n'est pas mon truc personnellement. L'enjeu ce n’est pas de dire « il ya un modèle unique ». C'est que chaque organisation développe, comme dirait Friedman « dans le respect des lois et de l’éthique », une culture dans laquelle certains vont s’épanouir, d'autres non. C’est ce qui explique par exemple que je vais être à l'aise dans une organisation et très mal à l'aise dans une autre. Dans ma carrière, j'ai travaillé dans plusieurs écoles de commerce. Il y en a où je me sentais très très mal et d'autres où je me sentais très très bien. Or c'était dans le même secteur, on faisait le même travail, mais c'était des cultures d'entreprise radicalement différentes. C'est à dire qu'il y avait des valeurs qui étaient mises en avant qui étaient très différentes. En l’occurrence, là où je ne me suis pas bien senti, c'était un univers très concurrentiel où les professeurs se battaient pour aller avoir des contrats, piquer des contrats aux autres etc etc. Cela dit, l'entreprise marchait très bien, elle respectait la loi et l’éthique, mais c'était une concurrence à l'intérieur qui moi ne me plaisait pas. Mais j’avais des collègues qui se sentaient très à l’aise là dedans. Il n’y a pas de modèle unique. Je suis d'accord qu'on peut pas séparer ce que l'on souhaite faire, de comment on va le faire. Cela fait intégralement partie de la stratégie d'une organisation, que de créer le contexte dans lequel elle va se développer. Il y aura des contextes dans lesquels ça sera très concurrentiel à l’intérieur, d’autres ou ça sera très apaisé. Des contextes où l’on n'aura pas beaucoup confiance, mais par contre si ça marche, on a une très grosse prime. Des contextes où ça sera beaucoup plus de confiance, mais on sera moins payé à la performance. Vous avez écrit sur cette question là, en disant « à la Maif, on n'est pas payé quand il ya quelqu'un qui signe un contrat ». Il ya d’autres entreprises où ils sont payés quand on signe un contrat. Peut-être qu’elles marchent très bien et peut-être qu'il y a des gens qui s'y sentent bien… Je crois que l’enjeu, c'est que chacun développe l'environnement qui lui semble le plus en adéquation avec ses valeurs. Et voir comment ça fonctionne… S'il ya plusieurs modes, c'est cette diversité là qui va faire que des collaborateurs vont pouvoir aller plutôt dans une entreprise ou plutôt dans une autre. Pour avoir fréquenté le secteur de l’assurance, je sais qu’il y a des gens qui ne seraient pas du tout à l'aise à la Maif. Et inversement des gens qui sont très heureux à la Maif, qui ne seraient pas du tout à l'aise chez d’autres. Pourtant le métier est globalement le même et c'est très bien ainsi.
4 / Abordons à présent votre différent. Amazon s’est donnée pour mission d’être la société la plus centrée sur le client au monde. Est-ce qu’elle remplit sa mission selon vous ?
PDe : Je crois qu’il n’y a aucun doute sur la manière dont Amazon remplit sa mission et dans sa façon de proposer une « expérience client » absolument remarquable et peut-être même unique ! Amazon est une entreprise qui est incroyablement centrée sur l'exigence de la qualité d'expérience client et qui est complètement - enfin je ne suis pas intime d’Amazon - mais dont on sent bien qu'elle est totalement construite autour de cette question du client et de son expérience. Amazon, à un point qui est peut-être unique, en tout cas absolument remarquable, remplit complètement son objet, qui est de livrer dans les meilleurs délais, dans les meilleures conditions possibles, à peu près n'importe quoi, à peu près n'importe où et avec un délai à peu près nul. Ils le font de manière incroyable. De fait, ils ont révolutionné en grande partie le commerce tout simplement ce qui n’est pas rien… Le sujet d’Amazon n'est absolument pas sur la manière dont Amazon exerce son métier qui est remarquable. Le sujet est plutôt la manière dont Amazon se préoccupe - ou ne se préoccupe pas - des conséquences de son activité et ne cherche pas à intégrer dans l’exercice de son métier des préoccupations politiques, citoyennes où éthiques, peu importe le qualificatif que l'on emploie. C'est là que le bât blesse et il ya un vrai sujet. Ce n'est pas sur l'exercice de son métier.
PSi : Nous aurions dû commencer par là, parce que j'ai un soucis : je suis client d’Amazon et sociétaire de la Maif.
PDe : Alors quel est le meilleur service client ?
PSi : Je suis satisfait des deux… Je l’avais noté d'ailleurs dans une réponse, que j'étais un sociétaire… Mes parents étaient déjà à la Maif, je ne vais pas vous raconter ma vie, mais ma grand-mère était à la Maif… Je suis également un client très satisfait d’Amazon. Vous l’avez dit, Amazon, c’est une entreprise qui marche très bien. Le sujet d’Amazon, c'est l'entreprise qu'on adore détester en France. Si vous ne savez pas de quoi parler dans un repas entre amis (même si le moment est mal choisi…), vous lancez le sujet Amazon, vous aurez forcément deux fans et deux opposants et l'ambiance du repas est assurée pour le reste de la soirée.
PDe : C’est la nouvelle affaire Dreyfus. « Ils en ont parlé » (8).
PSi : Voilà. « Ils en ont parlé». Ils n’auraient pas dû ! Amazon c'est 6 % du commerce mondial et la moitié de la part de marché de carrefour en France. Ils révolutionnent le commerce électronique, mais ils n’ont pas inventé tant de choses. Si on regarde Sears Roebuck (9), qui était le pionnier américain du commerce, ils livraient cent mille commandes par an, dès le début du 20e siècle… Il ya plus de cent ans ! Les livraisons en 24 heures, ça existait dès les années 50, avec l’entreprise Ward (10). C’était par courrier à l’époque, ils recevaient votre commande à 9 heures, elle était livrée le soir et vous l'aviez le lendemain… Il ya une révolution du commerce. On peut aussi parler des marques blanches : on a accusé Amazon d’utiliser l'information de leur place de marché pour faire leurs propres produits. Les grands magasins et les supermarchés le font depuis à peu près 70 ans. Ils l'ont tous fait dans les mêmes proportions. Quand on regarde les pratiques d'Amazon sur ses marques blanches, c'est à peu près les mêmes que Sears Roebuck il ya un peu plus de 100 ans. Donc attention à ce qu'on présente parfois comme quelque chose de « jamais vu », qui en fait existe depuis très longtemps. Le recul historique est important. La question sur Amazon était le côté « je ne me préoccupe pas des conséquences ». Mais je n'ai pas d'éléments qui me permettent de dire ça. Amazon ils ont des engagements sur la consommation de leurs centres de données. Ils n'ont pas plus, ni moins que d'autres des engagements sociétaux. Je veux bien qu'on prenne ce qu’ils font et la liste des 30 premières entreprises Françaises… Je pense que cela serait intéressant. Cela dépassionnerait le débat un petit peu. Il ya eu des critiques sur la gestion d’Amazon. Il ya eu plein d'articles sur leurs entrepôts qui seraient des enfers vivant. On a eu des témoignages sur le terrain etc. Il se trouve que je connais très bien quelqu'un qui a fait l'audit des entrepôts Amazon, sous l'angle de la qualité de vie au travail. On est au coeur du sujet. J’ai échangé avec cette personne qui me disait qu'elle ne comprenait pas le procès fait à Amazon. Chaque fois, elle arrivait dans un entrepôt avec son questionnaire, toutes les cases étaient cochées elle n’avait pas grand chose à leur reprocher. Nul n'est parfait, on peut toujours trouver des choses, mais le procès qui est fait à Amazon, à la fois sur ce qu'ils font qui aurait un impact négatif, je n’ai pas d’éléments. Et comment ils le font, je n'ai pas d'éléments non plus. Si j'étais avocat, je dirais le dossier ne me semble pas très bien rempli. Il ya un dernier élément. Il se trouve que j’enseigne l'innovation à des cadres depuis pas mal d’années. J'ai deux cas que j’utilise beaucoup : Amazon et Tesla. Cela fait plusieurs années que lorsque je parle d'Amazon on m’explique « de toute façon ils ne gagnent jamais d’argent, ça ne marchera jamais » et on dit la même chose sur Tesla. Pourquoi déteste-t-on autant Amazon ? Au fond parce que c'est le challenger qu'on n'a pas vu venir. J’ai eu des conversations édifiantes avec des patrons Français qui m'expliquaient que ça ne marcherait jamais pour des raisons culturelles ou autres. Le dernier truc, c’est de dire qu'ils ne gagnent de l'argent qu’avec leurs serveurs informatiques AWS. Ce n'est pas vrai, mais vous avez beau montrer des chiffres, ça ne change pas. Je ne comprends pas en fait ce qu'on reproche vraiment à Amazon. Il ya l'expression que vous avez employée de « géant aux pieds d’argile » . J'ai envie de répondre que tous les géants ont des pieds d’argile. C'est le principe du système économique. Une entreprise peut avoir un succès très important et puis quelques années plus tard, péricliter. On a tous connus Yahoo. Souvenez vous, c’était le GAFA d’il ya 20 ans.
PDe : Absolument.
PSi : Sur mon ordinateur j'ai une photo de la couverture d'un magazine qui expliquait que Yahoo avait gagné et qu'il fallait peut-être le réguler ou le casser, qu'il y avait un problème de position dominante de Yahoo. On a eu la même chose avec Myspace, l'ancêtre de Facebook. Pendant 3, 4 ans ça a eu un tel succès que là aussi, j’ai chez moi un article « Myspace est-il trop puissant ? », il est temps de le casser, vite de la régulation. Je ne dis pas qu’il ne faut pas, de temps en temps, mettre des limites à la puissance de certains acteurs privés, pour la raison qu'on a évoqué tout à l’heure. Sinon ils ont un poids politique trop important et cela n'est pas bien. Mais on sait aussi que le temps qu'on se rende compte qu'un acteur est très puissant, souvent il a été dépassé par d’autres. Google a échoué dans les réseaux sociaux. Microsoft qui était l'autre grand géant qu'on a essayé vainement de casser en trois morceaux, le temps qu'on essaie de le casser en trois morceaux il s'était fait dépasser dans la téléphonie les réseaux sociaux etc. Et ça c'est très bien ça veut dire qu'au bout d'un moment, quand un acteur fait moins bien son travail il peut péricliter. Et ça arrivera peut-être à Amazon s'ils commencent à prendre de mauvaises décisions. Ils seront remplacés par d’autres, Français j’espère, mais pour l'instant ce n'est pas encore le cas. Amazon c'est une espèce d’épouvantail français qui n’est pas vraiment justifié.
5/ Dans ce que disait Pascal il y avait un axe environnemental sur lequel ils ne faisaient peut-être pas assez d’efforts. Pourtant, Amazon s’est engagée à être neutre en carbone en 2040, 10 ans avant les accords de Paris (via le « Climate pledge »). Elle paie ses impôts en fonction des règles fiscales en vigueur. La vraie question n’est-elle pas l’abus de position dominante ?
PSi : Plus généralement, le commerce électronique a un impact très positif sur l’environnement. Je vais reprendre mon exemple. Je ne suis pas un expert, mais… J'achète un livre sur Amazon, je ne prends pas ma voiture. Cela m'est arrivé l'autre jour, je devais acheter un livre, donc je suis allé dans une librairie qui ne l’avait pas, donc j'ai dû aller dans une autre librairie, qui ne l’avait pas non plus. J’ai fait deux ou trois trajets en voiture, pour finir par revenir chez moi. On sait que sur un trajet court, la voiture est froide donc elle consomme plus. On pourrait faire des calculs assez savants… Quand on achète quelque chose à distance, il ya quelqu’un qui organise une tournée de livraison et qui va optimiser. J’espère que le calcul est fait quelque part (11), disant que c’est plus intéressant d'avoir un camion qui fait une tournée de livraison pour des gens qui du coup sont sûrs d'avoir leurs produits, plutôt que 20 voitures qui vont individuellement faire un tour dans un, peut-être deux, peut-être trois magasins, rester dans un embouteillage etc. Je ne suis pas expert, mais si ce type de calculs étaient faits je trouve ça serait assez intéressant.
CM : Et sur l’abus de position dominante ?
PDe : L'important dans l’Affaire Dreyfus, ce n’est pas la culpabilité ou l’innocence. C’est le symbole que cette affaire est devenue. Ce sont les fantasmes antisémites et l’idéologie derrière le procès de cet officier de l’armée. L’important pour Amazon, ce n’est pas la marque, c’est le symbole qu’elle représente. Savoir si Amazon paye ses impôts ou pas, en tant que tel, je ne suis pas sûr que ce soit le sujet essentiel. Même si, c'est un tout petit peu étonnant quand même, qu’un acteur de cette taille ne communique jamais le montant des impôts qu'il paye dans tel ou tel pays. La dernière fois qu’Amazon a communiqué - ou qu’il y ait eu un article - sur le montant de l'impôt payé en France, pour un chiffre d'affaires de 8 milliard d’euros, ils payaient 10 millions d'impôt sur les sociétés… Nous, pour un chiffre d'affaires de 4 milliards, dans une activité qui est beaucoup moins rentable que celle d’Amazon, nous payons 60 millions d'impôts sur les sociétés. Il y a quand même un petit sujet. Peu importe. On pourrait dire des choses aussi sur la question de l’emploi, on se souvient du rapport commandé par le Secrétaire d'État au Numérique de l’époque, Mounir Mahjoubi (12) et qui arrivait à la conclusion que pour chaque emploi créé, 2,2 étaient détruits. Des emplois de commerce de proximité. Mais encore une fois, là n’est pas l’essentiel. Je crois que l'essentiel et vous l’avez bien dit, Amazon suscite des passions, soit chez des défendeurs, soit chez des pourfendeurs. Peu importe, parce qu’Amazon est un symbole. Et Amazon, « géant aux pieds d’argile », oui je crois. Jeff Bezos est d'ailleurs le premier à l'avoir dit, ça n'est pas moi.
PSi : Enfin, pas pour les mêmes raisons…
PDe : Nous sommes d’accord. Mais en 2018, il déclarait « nous ne sommes pas too big to fail ».
PSi : Bill Gates disait pareil.
PDe : Et « il faut s’attendre à ce qu’Amazon demain disparaisse »… Et c’est, ajoutait-il je crois, le sort normal de l’entreprise. La question du géant aux pieds d'argile renvoie au débat que l'on avait tout à l’heure, c'est à dire : est ce qu'une entreprise au 21e siècle et notamment une entreprise aussi visible, aussi grande et aussi « symboliquement forte » qu’Amazon, peut se permettre d'avoir un comportement qui, à tord ou à raison, on ne va pas chercher à faire un procès à charge ou à décharge, qui apparaît comme n'étant pas un comportement responsable. Sur l’environnement, sur le fisc, sur l’emploi. Et comme ayant finalement un impact négatif sur la société en général. Est ce qu'une entreprise comme celle ci - et encore une fois peu importe que ce soit Amazon où une autre - peut survivre, en ayant cette réputation, où cette réalité derrière cette réputation ? Je crois que c'est ça la question que nous pose ce passage au 21e siècle et cette attente renforcée à l'égard des entreprises. Est-ce que l'on peut tout simplement être pérenne, si on n’assume pas sa responsabilité politique, pour reprendre le terme que l'on utilisait au départ. Je crois que c'est ça la question qui est posée, derrière la question d’Amazon, dont on se moque. Ce n'est pas ça le sujet.
PSi : Alors plusieurs choses. D'abord sur l’emploi, sur ce fameux rapport très contesté. C'est un de mes sujets favoris. J'ai beaucoup étudié l'automatisation et il se trouve que je suis enseignant à l’EM Lyon, qui a été créée par les tisserands, les soyeux lyonnais. À l'entrée de mon école, il ya un métier à tisser Jacquard. Une incroyable innovation, qui permettait de supprimer quatre emplois sur cinq.
PDe : Je vois la révolte des canuts pas loin…
PSi : Voilà. Effectivement, grâce au métier à tisser, on pouvait faire avec une personne le même travail qu’avec cinq personnes. L’impact immédiat est négatif. La première chose que je souligne toujours, c'est la motivation de Jacquard dans la fabrication de ce métier à tisser : supprimer le travail des enfants (13). Donc là, on a une noble intention, qui a une externalité, un effet pervers qu’il n’avait probablement pas anticipé ou en tout cas pas au début. Dans la première phase, des gens perdent leur travail. Mais ce qui est intéressant c'est que du coup, le tissu coûte cinq fois moins cher. Donc la demande augmente et une dizaine d'années après l'introduction du métier à tisser Jacquard, on a plus de gens qui travaillent dans l'industrie qu’avant ! Quand on a un entrepôt Amazon et quand on a le développement du commerce électronique, on a effectivement une augmentation de la productivité du système, ce qui fait qu'à court terme, effectivement des gens risquent de perdre leur emploi. Mais on sait, en tout cas, il y a 250 ans de révolution industrielle qui le montre, qu’on a un impact positif à moyen terme. Entre les deux, c'est difficile, c'est là que la puissance publique va intervenir pour offrir un filet de sécurité à ceux qui en sont victimes. Attention à ces rapports qui sont faits parfois un peu rapidement sur la destruction d’emplois, parce qu’on a dit la même chose sur les grands magasins avec Zola dans Au bonheur des dames…
PDe : Peut-être juste une remarque, qui rejoint la question précédente et la question du symbole. Ce que vous décrivez là, sur le fait que nous sommes dans ce mouvement Schumpeterien de « destruction créatrice ». On crée de la valeur au global par l’innovation. Tout ce mouvement que vous décrivez pour les métiers à tisser où on va demain consommer cinq fois plus, parce que il y aura une réduction très forte du coût et finalement tout le monde s'y retrouvera, je pense que c’est précisément ce qu’Amazon et d’autres incarnent comme symbole. Un symbole qui commence à être remis en cause. Est-ce que l'on a envie de prolonger cette société du 20e siècle, de plus en plus productive ? Avec une logique circulaire extrêmement forte, une logique où plus on produit, plus on innove et plus on va produire et plus on va consommer, plus on crée de richesses… C'est précisément je crois, ce modèle là qui aujourd'hui est interrogé, à travers des entreprises emblématiques comme Amazon. Je referme la parenthèse.
PSi : Il est interrogé il me semble par des gens qui ont acquis cette richesse et qui peuvent se permettre de dire qu'ils ne vont plus en avoir besoin de davantage. J'ai vécu en Inde. Ce n’est pas ce type d'interrogations que les gens ont parce que eux n'ont pas encore eu accès à cette richesse.
PDe : Bien sûr.
PSi : Je voudrais juste revenir sur deux points. D'abord sur notion de symbole, il ya deux éléments. Je crois qu’on ne peut pas non plus faire un procès à une entreprise de par ce qu'elle symbolise. Sinon, il suffit que les gens aient l'impression qu’Amazon fasse ceci ou cela et Amazon serait coupable. Après qu’Amazon, d'un point de vue de stratégie, ait conscience qu'elle soit devenue un symbole et qu'il faut qu'elle le gère, ça me semble être le devoir de son dirigeant. Il faut avoir conscience de la pression qu’on crée.
PDe : C’est ça
PSi : Voilà, ça, c’est une évidence. Après, sur l’abus de position dominante et sur le fait qu’Amazon ait coupé les ponts à une application de messagerie qui s'appelle Parler, on revient à notre affaire Trump. J’ai cru comprendre que Parler était plutôt favorisée par les gens d'extrême droite. Amazon agissant en tant qu'hébergeur de cette application a décidé de « tuer » l’application. Et là, on dit « abus de position dominante ». Je m’interroge, parce que d'un côté, on me dit les entreprises doivent avoir un rôle politique plus important, elles ne peuvent pas s'affranchir des grandes questions politiques… Et quand il y en a une qui prend cette décision, il y aurait abus de position dominante… Il faudrait savoir ! Donc j’imagine, connaissant Amazon, qu’ils ont regardé leur contrat et qu'ils ont trouvé une clause qui leur permettait d’arrêter le contrat avec Parler. Si ce n'est pas le cas, il va y avoir un procès et si Amazon a pris cette décision sans aucune base juridique, ça va leur coûter très cher. S'il ya une base juridique, il y a un contrat entre Parler et Amazon, Parler n'a pas respecté le contrat et c'est une affaire privée. Encore une fois il faut savoir ce qu’on souhaite. Est ce qu'on souhaite qu’Amazon s'engage dans une lutte contre Donald Trump (14), je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Cela peut amener à des effets pervers très importants. On ne peut pas faire comme si la question était simple, mais enfin il y a un moment il faut savoir ce qu’on demande à Amazon. Si on lui demande un engagement politique et qu’on vient lui dire « ah oui mais vous abusez de votre position dominante ». Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, mais après c'est à chacun de sa chacun d'eux d'en décider.
PDe : Je crois qu'on avait d'ailleurs tous convenu, en début de réunion d’entretien, que l'entreprise ne devait pas entrer dans l'arène politique. Je crois qu'il n’y a pas d'ambiguïté sur le rôle de l’entreprise. Ce qui en revanche ne diminue en rien ses responsabilités.
6/ Philippe, vous qui connaissez bien « Baties pour durer » de Collins et Porras (15), ne croyez-vous pas que si des chercheurs Français, aussi rigoureux que ces deux auteurs, avaient travaillé le sujet, la Maif ferait partie de ce type d’entités ?
PSi : Je ne connais pas assez la Maif pour répondre honnêtement. Elle aurait sûrement été candidate, ça c'est certain. Il se trouve que j'ai travaillé avec Jim Collins pour son avant dernier ouvrage. Après Bâties pour durer, il y a eu de la performance à l’excellence (16). Il y a beaucoup d’idées très intéressantes chez Collins et Porras, mais quand on regarde la liste des entreprises qu’ils nous ont présenté comme « Bâties pour durer », elles n'ont pas toutes duré. Il y a même des situations qui sont devenues assez embarrassante. Son grand exemple, c'est Fanny Mae, qui pour mémoire était la grande entreprise de financement du logement populaire qui est à l’origine de la crise de 2008. La mission de Fanny Mae était de permettre à des gens qui ne pouvaient pas se le permettre d'acheter quand même une maison. Vous voyez la perversion.
CM : C’est un exemple parmi un grand nombre (18)…
PSi : Alors non, j'en ai d’autres. Je pourrais parler de Motorola, qui était le grand exemple dans le domaine de l’électronique, une société pour laquelle j'avais un très grand respect. L'idée était de dire qu'il ya un certain nombre de raisons qui font qu'une entreprise va durer. Il y avait une emphase sur les valeurs et surtout sur la raison d’être, le « Purpose » en Anglais. L’un des arguments était de dire une entreprise qui a une raison d'être très claire, une mission très claire, donc une espèce « d’étoile du Nord » très claire sur un socle de valeurs, va durer. Or, ce n'est pas vraiment ce qu’on a vu. Il y a une question sur la validité de cette croyance, qui est de dire « le meilleur moyen de durer, c'est d'avoir une espèce d’étoile polaire qui va nous guider ». Parce que ce n'est pas le cas, en tout cas ce n'est pas toujours le cas, on trouvera sûrement des exceptions bien sûr.
PDe : C'est de mon point de vue une condition nécessaire, mais évidemment pas suffisante. On peut faire des erreurs stratégiques les plus dramatiques tout en ayant énormément de valeurs et en ayant une mission et une raison d'être extrêmement bien établies. Cela ne garantit pas contre les erreurs stratégiques et donc ça ne garantit pas de pérennité.
7/ Pascal, le grand récit que n’a pas trouvé M. Silberzahn dans votre communication, n’est-ce pas plutôt d’avoir contribué à redonner confiance dans un métier décrié, tout en responsabilisant les sociétaires, depuis toujours considérés comme parties prenantes ?
PDe : Si, il est sociétaire de la Maif ! (Sourires).
Vous parliez de métier très décrié. Nous sommes dans une crise sanitaire et on vient de clore une année 2020 au cours de laquelle des assureurs, en France en tout cas, ont été particulièrement vilipendés, décriés etc. On voit bien que dans ce contexte là, parce que la Maïf s'est fixée à elle-même un certain nombre d’exigences, résumées d'une certaine manière dans sa raison d’être « attention sincère portée à ». On voit bien comment on incarne concrètement, comment on traduit de la manière la plus concrète, la plus tangible possible, cette « attention sincère porté à », dans le contexte de la crise sanitaire. Après, on décline : l’attention sincère portée aux collaborateurs. Lors du premier confinement, on avait à peu près 2500 de nos collaborateurs qui étaient en dispense d’activité. L'attention sincère, c'est d’abord le maintien de leur rémunération à 100%, tout en ne demandant pas le bénéfice du dispositif gouvernemental de chômage partiel, parce qu’on a considéré que ce dispositif avait plutôt été mis en place pour des entreprises qui en avaient tellement besoin que si elle n’en bénéficiaient pas, c'est leur survie même qui aurait été en cause. C'était la logique de la création de ce régime de chômage partiel. Évidemment c'était des bénéfices en moins, mais on pouvait survivre, sans toucher les 15 ou 20 millions d'euros auxquels on aurait pu prétendre de chômage partiel. Voilà un premier exemple d’attention sincère. Attention sincère à l’égard de nos sociétaires : lors du premier confinement, les gens n'utilisent plus leur véhicule. Cela veut dire qu'il n'y a pas d’accident et donc se pose la question de l'argent des primes d’assurance. Nous nous étions fixé un principe d’évidence pour moi, qui est relativement simple : il est hors de question que l'on tire un quelconque bénéfice de la crise. Il ya des gens qui souffrent, il ya des entreprises qui souffrent énormément, il ya des secteurs économiques entiers qui souffrent énormément. Il est hors de question dans ce contexte là, que l'on tire un quelconque bénéfice de la crise. Donc on a remboursé les primes d'assurance automobile à nos sociétaires, parce qu'on n’allait pas garder l'argent alors qu'ils n’y avait pas d'accidents en face… Je pourrais multiplier les exemples, mais on voit bien que derrière ces idées de raison d’être, de mission et en l'occurrence pour nous, d’attention sincère, ça n'est pas seulement, ça n’est pas principalement une question de mots, de termes employés, de communication et de savoir si on va embarquer ou pas telle ou telle personne. C'est une traduction extrêmement concrète, extrêmement réelle et qui pour le coup, parce qu’elle est concrète, parce qu’elle est réelle et parce qu'elle est sincère produit des effets extrêmement forts. Je vais parler des salariés : les effets sur le corps social sont absolument incroyables. Si un jour vous avez l'occasion et je vous y invite avec grand plaisir, de conduire ou de faire conduire une étude sur le sujet, vous serez surpris par le niveau d’engagement du corps social interne de la Maif. Des effets sur nos sociétaires. Je ne peux pas décrire le nombre absolument incroyable de retours que l'on a eu sur le thème « qu'est-ce que l'on est fier d'être sociétaire de la Maif, bravo ». D'ailleurs ça se traduit dans un comportement de fidélité qu'aucun autre assureur ne connait, loin de là. Il ya bien une réalité tangible derrière tout ça.
Questions du public
Est-ce que la raison d'être de la Maif est assez liée à son histoire dans l'économie sociale ou bien ses sociétaires ont tellement changé que la voie originale de la Maif est caduque ?
PDe : La voie originale n'est surtout pas caduque. Je pense au contraire que la voie que l’on essaye de suivre est complètement fidèle à notre histoire et à notre ADN. En 1934, la Maif est née sur la base des mêmes préoccupations éthiques que celles que l'on porte aujourd’hui. Je pense que les fondateurs de la Maif, Edmond Proust notamment, n’auraient absolument pas rogné à l'époque cette expression « d'attention sincère portée à », au contraire ça me semble complètement convergent. En même temps, je pense que c'est d'une grande modernité pour les raisons que l’on a dites, parce que ça répond à une attente sociale qui est extrêmement forte.
Donc non, on ne renie rien du tout, bien au contraire.
Quel est l’avis des invités quant à la définition de Colin Mayer « la raison d'être de l'entreprise est de développer des solutions profitables aux enjeux sociaux et environnementaux »
PSi : Chacun sa raison d’être. Développer des solutions profitables, qui pourrait être contre ? Après profitable à qui ? Comment ? Je parle avec un « conflit d’intérêt » puisque je suis sociétaire, mais je suis à la Maif parce que je sais que c’est simple et que ça marche. Je sais que quand j’ai un sinistre, ce qui m’est arrivé il n’y a pas si longtemps, un coup de fil le truc est réglé etc. Pour moi c’est la traduction de ce qu'est la Maif. On est vraiment dans quelque chose de très concret et je n'ai pas besoin qu'on rajoute plein de discours autour de ça. Je prends l'exemple la Maif, mais ça pourrait être vrai pour toute entreprise. Le fait que ça marche de façon aussi simple, si naturelle etc me suffit et je n’ai pas besoin de recevoir tous les trois mois un courrier qui m'explique que par ailleurs, vous êtes sensible à ceci, sensible à cela, parce que là, j'ai l'impression que vous essayez de vous justifier, alors que vous avez déjà en vous, comme institution quelque chose qui marche, qui me correspond. Je sais que la personne que j’ai au téléphone ne va pas essayer de placer un truc etc. Vous le faites déjà. Ce que je dis souvent, quand je parle aux dirigeants, c’est d'abord de chercher qui vous êtes vraiment. N’essayez pas d’aller chercher des trucs à l’extérieur comme si vous aviez besoin de décorer quelque chose qui n’est pas beau à l’intérieur. C'est à l'intérieur qu'il faut aller chercher et à fortiori quand on a une histoire derrière soi. 1934, les instituteurs de France, ce n’est pas rien ! On est à près de 90 ans d'une action concrète etc. Elle est là la raison d’être. Elle est dans ce que vous êtes et pas besoin d'aller ajouter des choses comme si ça ne suffisait pas. Je crois que ce qu'on est suffit très souvent. Et ça c'est vrai pour l’assurance. Je parlais de la sauce tomate tout à l’heure. Cela peut suffire de faire de la très bonne sauce tomate et de le faire bien et de faire en sorte qu'elle soit propre et qu’elle ait un bon goût et que etc etc. Chacun va puiser dans son identité organisationnelle une une raison d'être avec laquelle on est en adéquation. Après on peut la faire évoluer : aujourd'hui il n'y a plus seulement des instituteurs, évidemment le monde change. Ce qu’on fait et qui on devient quand on se développe va aussi évoluer, mais on s'aperçoit que souvent la raison d’être au sens de qui on est, ce sont des choses extrêmement profondes, extrêmement puissantes et qui restent marquantes très longtemps.
Philippe, une question d'Henry : vous n'êtes sensible qu'aux premiers aspects de l'expérience utilisateur. C'est facile et efficace, mais pour d'autres cela ne suffit plus. D’autres demandent plus d’engagement.
PSi : Bien sûr. Chacun son truc et tout l’enjeu de l'organisation et de l’entreprise c'est de dire à qui je veux répondre. Il ya des entreprises qui ne seront pas chères et des entreprises qui seront plus chères mais avec un meilleur service. C'est ce qu'on appelle le modèle d'affaires et ce modèle d'affaires est aussi profondément identitaire. C'est pour ça qu'un assureur comme la Maif ne sera pas du tout comme un assureurs comme Axa. Il ya des gens qui seront mieux chez Axa et d'autres qui sont mieux à la Maif. C'est ça qui est super. Ce que j'attends d'un assureur n’est pas forcément ce que vous attendez, ou ce que Henry (19) attend d'un assureur. Pour moi c'est ça qui est intéressant. Après le rôle du stratège, du dirigeant de l’entreprise, c'est de dire moi j'ai plutôt envie de servir Henry que Philippe. Si je peux servir les deux je suis content ! Mais souvent ce n'est pas possible, parce qu'on n'a pas les mêmes attentes on appelle ça de la segmentation. On va plutôt aller là que là et c'est ok.
Conclusions
PD : Je n’ai pas de véritable conclusion. Je crois que le grand intérêt - ou peut-être le manque d’intérêt - c'est que j’ai l'impression qu'on se rejoint sur l'essentiel sur ces sujets de raison d’être. Alors je sens des nuances, je crois profondément à la nécessité du sens dans l’entreprise. À la fois pour porter une marque, mais aussi pour porter une dynamique interne. Quand je vois par exemple dans le monde bancaire, qui n’est pas très éloigné du monde assurantiel, plus de démissions en nombre de jeunes de moins de 35 ans du secteur bancaire que de départs à la retraite, c'est bien qu'il ya un sujet, qui est aussi un sujet de sens. Les gens, et heureusement, ne sont plus seulement en tout cas la majorité évidemment, ça ne peut pas concerner tout le monde, mais ne sont plus seulement dans une relation transactionnelle avec leur employeur. Ils ne sont plus simplement là pour vendre une force de travail contre une rémunération.
On a besoin de donner du sens. Pour moi ce sujet du sens, qui rejoint la question de l'engagement de l’entreprise, de sa contribution et de son rôle dans la société devient un sujet qui est complètement central mais je crois que c'est le véritable thème de ce débat, plus que ne l'a été Amazon qui ne servait que de symbole et de prétexte à ce débat.
PSi : C’est le prix à payer quand on est en position de leadership, on vous regarde plus. C'est normal, c’est la règle du jeu. On est bien sûr plus visible quand on est numéro 1, ou en tout cas en position importante. Vous êtes plus attaqué, plus visible. Mais là encore, aucune entreprise n’est éternelle. C'est bien aussi puisque quand vous disiez que Jeff Bezos sent qu'il n'est pas éternel c’est une forme de garde-fou. Les entreprises ont leur heure de gloire. Il y en a certaines qui durent très longtemps, d'autres moins. Cet espèce de « garde-fou » du système économique est aussi très utile, puisque quand une entreprise cesse d'avoir une performance économique, ou se trouve en décalage - c’est par ça qu'on a commencé - avec son environnement éthique en terme de valeurs, évidemment elle a des soucis. On ne peut pas ignorer ça. Après, la forme que ça prend, on peut avoir des appréciations différentes, mais plus généralement cette question de mission, de raison d'être etc, je crois que le grand mouvement de bascule c’est de ne pas aller chercher quelque chose à l'extérieur parce que ça pourrait laisser penser qu’on n'a pas en soi suffisamment. Alors que très souvent, quand je travaille des entreprises, c’est très beau ce qu'on peut voir. J’ai travaillé avec des supermarchés. Des gens qui vendent des carottes, ils peuvent vous en parler et c’est passionnant. Vous parliez d’engagement, il ya un engagement parce qu’on sait que mettre des fruits et des légumes sur un étal c’est important. Il ya les gens qui viennent, qui vont choisir etc. Il ya un engagement qui peut être très fort. On donne un sens à son travail comme ça. Donc le sens ne vient pas forcément d'en haut, on ne le donne pas forcément à ses salariés le sens se crée en fait par les gens. C'est vrai qu'il ya une demande de sens. Mais elle n'est pas toujours sous la forme « donnez-moi un sens » au moyen d'une vision par exemple, au moyen d'une mission noble etc. Elle peut être aussi - et elle est très souvent dans mon expérience - arrêtez de prendre des décisions insensées ! La destruction du sens, quand vous parliez du management, elle est souvent là. Ce qu'on observe, c’est que les gens seraient parfaitement capables de créer un sens mais alors ils sont victimes de décisions qui n'ont aucun sens. On détruit du sens. Cela pose la question du management. Les gens sont capables de créer du sens et de plus en plus, ils sont plus autonomes qu’avant (20), ils sont plus éduqués qu’avant, mieux informés et donc ce sens il peut être très et on revient sur en fait ce collectif qui peut qui peut qui peut créer lui même sa raison d'être en fait mais ça vient de l’intérieur plutôt que d'aller essayer de plaquer quelque chose qui vient de l’extérieur.
CM : Très belle conclusion merci ! Pour conclure le débat je voudrais infiniment vous remercier tous les deux pour la pertinence de vos réflexions et la qualité de l'échange en général. C'était passionnant vous avez permis de démontrer - s'il en était besoin - qu’il y avait plus intéressant que la culture du clash, c’était la culture du débat. Rendez-vous au prochain épisode !
Je vous remercie encore. Bonne soirée à tous.
Notes :
(1) 2019, Éditions de L’aube, https://livre.fnac.com/a13216819/Pascal-Demurger-L-entreprise-du-XXIeme-siecle-sera-politique-ou-ne-sera-plus
(2) Voir à ce sujet cet article : https://www.delish.com/food-news/a35162950/ben-and-jerrys-statement-capitol-riot/ et la page Française de la marque qui montre que depuis 2018, la marque prend fait et cause contre le Président des Etats-Unis : https://www.benjerry.fr/whats-new/together-we-resist (NDLR)
(3) 2019, opus cité
(4) Voir https://www.nytimes.com/1970/09/13/archives/a-friedman-doctrine-the-social-responsibility-of-business-is-to.html
(5) Parfois attribuée à Charles Péguy, à priori à tort… NDLR
(6) Entreprise étudiée d’ailleurs par Collins et Porras dans Bâties pour durer (First Management, 1996), NDLR.
(7) Voir https://www.reinventingorganizations.com/ et une synthèse ici : http://www.reinventingorganizations.com/uploads/2/1/9/8/21988088/chene_synthese_laloux2014.pdf
(8) En référence à la célèbre illustration de Caran d’Ache de 1898 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Un_d%C3%AEner_en_famille)
(9) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Sears_Holdings
(10) Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Montgomery_Ward
(11) Une étude déjà assez ancienne d’ESTIA pour la FEVAD avait été réalisée en 2009 : https://www.fevad.com/wp-content/uploads/2016/09/ecommerce_environnementCouleur.pdf
(12) Voir https://d.mounirmahjoubi.fr/AmazonVerslinfiniEtPoleEmploi.pdf
(13) Une splendide « raison d’être » ? NDLR
(14) Dans les faits, Jeff Bezos et Donald Trump sont en opposition frontale depuis plusieurs années. Voir notamment : https://www.letemps.ch/economie/jeff-bezos-contre-donald-trump-une-haine-reciproque-10-milliards NDLR
(15) Voir https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/baties-pour-durer-9782876913295/
(16) Voir https://des-livres-pour-changer-de-vie.com/de-la-performance-a-lexcellence/
(17) Ne serait-ce pas plutôt le grand exemple de « ces géants qui s’effondrent » ? https://www.amazon.fr/Ces-g%C3%A9ants-qui-seffondrent-entreprises/dp/2744064548
(18) D’ailleurs, quand on retrouve dans la synthèse la liste des entreprises étudiées, on peut constater qu’elles vont plutôt bien pour la plupart (https://studylibfr.com/doc/1264410/synth%C3%A8se-de--b%C3%A2ties-pour-durer--par-james-c)
(19) L’auteur de la question, NDLR.
(20) On frôle là le thème d’un prochain débat, raison d’être et entreprise libérée…
Pour ce troisième épisode, nous avons le plaisir de recevoir deux invités engagés et engageants. La première, Nathalie Gimenes est Docteure en Sciences de gestion, Conférencière, Consultante, Essayiste, Enseignante, experte en RSE… Avant de fonder « Be Concerned », elle a passé la majeure partie de sa carrière dans l’industrie pharmaceutique.
Le second, Olivier Babeau est président de l’Institut Sapiens. Il déclarait en février que 2020 était « la meilleure année de l’humanité depuis le début ». A-t-il changé d’avis depuis ? Nous le saurons très bientôt… Toujours est-il qu’il encourage les entreprises à davantage s’engager dans le débat public, via une tribune publiée dans les Echos début novembre…
Bienvenue à vous deux, un grand merci pour avoir accepté le principe de cette rencontre…
1 / Avant de prendre votre avis sur les sujets d’actualité, j’aime commencer par donner un angle philosophique au débat. Je vais commencer par interroger Mme Gimenes, M. Babeau ne m’en voudra pas j’imagine après son vibrant plaidoyer sur la politesse… Mme Gimenes, pouvez-vous nous parler de votre thèse, soutenue en 2018 (avec d’ailleurs un rapporteur qui faisait partie des premiers invités de cette émission, Bertrand Valiorgue !) - sur le processus de création de valeur par la RSE. Selon-vous, quelle est la place de la création de valeur économique dans la performance globale telle que vous la définissez dans ce travail ?
NG : Merci beaucoup Clarence de me permettre d’ouvrir nos échanges sur un des résultat de mes travaux. Il convient d’abord de définir ce que j’entends par « processus de création de valeurs par la RSE » et vous préciser que dans cette formulation le mot « valeurs » est au pluriel.
Au moment où j’entame ma thèse en 2014, le débat qui anime le sujet de la RSE, notamment chez les dirigeants et dans la presse managériale, c’est que la RSE doit, non seulement être intégrée à la stratégie, mais surtout au cœur du business model. C’est cela qui a attisé ma curiosité. Comme vous le savez, dans la logique générale, le Business Model représente le système de création de la valeur, au singulier cette fois, c’est-à-dire, la manière dont l’entreprise génère du profit. Si on part de cette conception du business model, et que l’on réfléchit à l’intégration de la RSE, alors la RSE devient « un moyen » de faire de la performance financière. C’est une vision dite « utilitariste » de la RSE. Certains défendent cette conception de la RSE mais dans mes travaux, la question était plutôt de savoir si la RSE permettait de transformer les modèles d’affaires pour un impact élargi des activités.
Des chercheurs comme Prahalad, Yunus, ont travaillé sur une vision différente du « business model », une conception socio-économique comme le « social business model ». Dans cette conception, le business model n’a plus vocation à créer uniquement de la valeur économique et financière, mais aussi de la valeur sociale, sociétale et environnementale. Raphaël Maucuer a, pour sa part, mené un travail très intéressant sur des partenariats entre des ONG et des entreprises et l’évolution des business model. Il préconise le modèle RCOV-Eps, : « RC » pour Ressources et Compétences, « O » pour Organisation, « V » pour proposition de valeur et enfin « Eps » pour équation de profits au pluriel. Une équation de profit à la fois financière, sociale, économique. La notion de performance globale est ainsi traitée d’une manière différente. C’est à partir de ces travaux que je me suis dit qu’il serait intéressant, dans le cadre d’une recherche d’intervention, d’aller réfléchir à la mise en œuvre de la RSE d’une manière plus moderne et plus adaptée au langage des dirigeants du moment, c’est-à-dire à travers un « processus de création de valeurs » et c’est ainsi que j’ai pu travailler avec des praticiens sur l’impact de la prise en compte de la RSE sur les composantes du modèle RCOV-Eps.
Pour répondre à votre question, quelle place de la valeur économique dans ces travaux ? On voit bien qu’elle est indissociable de la valeur sociale et de la valeur environnementale, on est dans cette idée que l’une contribue à l’autre et inversement. Cette notion de « profits » au pluriel est très intéressante car elle reconnaît qu’une entreprise doit être profitable économiquement pour être pérenne bien sûr, cependant, cette profitabilité ne peut se concevoir que si elle bénéfice aussi à la société et à l’environnement, et si elle ne bénéficie pas à la société ou à l’environnement, au moins qu’elle ne se fasse à leur détriment. On est ici sur les fondements théoriques de la RSE, à la fois dans sa dimension morale mais aussi managériale, qui est de dire que l’entreprise doit gérer les effets négatifs de ses activités sur l’environnement social et naturel. Cette notion de profits pluriel montre que ces 3 valeurs sont indissociables dans la performance de l’organisation.
Juste pour finir, les chercheurs qui travaillent sur le lien entre RSE et business model ont souvent la volonté d’encourager l’émergence de modèles d’affaires plus vertueux. Cependant et l’histoire le montre, le concept de RSE n’a pas forcément réussi à conduire à de grandes transformations dans les modèles d’affaires. Il y a plusieurs raisons qui expliquent cela. C’est tout d’abord un concept large, sans doute trop multiforme et qui a été souvent mal amené dans les organisations, c’est-à-dire comme un arbitrage entre ce qui est de l’ordre du social et de l’économique. On le voit encore aujourd’hui, on oppose l’écologie et l’économie alors que ce sont des enjeux interdépendants. Aujourd’hui, la RSE a encore des difficultés à passer les comités de direction, elle est vue comme un outil opérationnel voire un peu démodé. C’est dommage. La notion de raison d’être par contre, pourrait réussir là où la RSE a échoué. Cette notion de raison d’être qui réapparaît grâce à la loi Pacte, semble plus inspirante, elle est vécue comme telle dans les organisations. La raison d’être, en rediscutant du rôle de l’entreprise dans la société, influence l’orientation stratégique et la RSE en sera la déclinaison opérationnelle dans le modèle d’affaires au travers d’indicateurs qui alimenteront les déclarations de performance extra-financière.
2/ Je vous remercie. Et pour vous M.Babeau, quelle est la place de la création de valeur économique dans les finalités d’une entreprise ?
OB : Tout ce qui vient d’être dit est passionnant et juste. Pour ajouter ma pierre, je comprends la préoccupation RSE, qui en effet est très large, comme étant en fait l’intérêt de l’entreprise à long terme « bien-compris ». On parlait de philosophie. Revenons à ce que veut dire l’économie. C’est la science de la rareté, mais étymologiquement, l’oikos (οἶκος), c’est à la fois « mon troupeau » et « ma maison ». Chez les Grecs, c’était l’ensemble de mes possessions. L’économie, c’est la gestion de la maison, les lois de la gestion de la maison. C’est à dire faire qu’on arrive à pérenniser les choses. Il n’y a pas de profit en soi dans le sens Grec. Quand Xénophon écrit l’économique, il ne s’agit pas de faire du profit, il s’agit d’organiser les choses afin qu’on arrive à survivre. Pour survivre, on doit créer plus de valeur qu’on en détruit. Je dis souvent ça à mes étudiants, il faut apprendre à s’émerveiller… Il n’y a rien de moins émerveillant qu’une entreprise aujourd’hui dans notre société… Pourtant, une entreprise, c’est une sorte de boîte magique. Vous mettez un certain nombre « d’inputs » : des matières premières, des capitaux, des compétences, des gens, du temps, des ressources… Et théoriquement si elle est bien faite, il en ressort plus que ce que vous n’y avez mis. Il y a cet effet synergique qui est assez épatant. Malheureusement, dans certains cas, il en ressort moins. Il faut prendre en compte l’ensemble des ressources qui ont été grillées. Si vous avez par exemple pollué un cours d’eau, ça fait partie du moins que vous avez fait. La compréhension de l’ensemble des impacts est native dans l’économie bien comprise selon moi. Vous allez prendre en compte cette très vieille question des externalités, positives ou négatives. Externalité positive évidemment, une création d’emplois, qui va permettre de nourrir des familles, à des gens de se développer. Externalité négative, naturellement la pollution. Il y a bien toutes ces questions et la question fondamentale des indicateurs. Pourquoi a-t-on choisi le PIB ? C’est un peu le syndrome du réverbère. Vous connaissez la blague du type qui a perdu ses clés, il cherche sous le réverbère et on lui demande « mais ou les as-tu perdues ? », « là-bas, mais ici il y a de la lumière… ». Le PIB c’est ça. C’est un indicateur, hyper simple et possible. On peut arriver à faire la somme des valeur ajoutées d’une année, et cela fait un truc qu’on arrive à suivre d’une année à l’autre. Sauf que c’est un seul indicateur et qu’il est extrêmement pauvre. Il est pauvre parce que vous connaissez bien le paradoxe de la vitre cassée : je casse une vitre, j’augmente le nombre de morts sur la route, j’augmente le PIB… Pourquoi ? Parce que ça fait travailler des gens. Il faudra prendre des voitures, faire travailler des médecins, réparer les routes, faire travailler des pompes funèbres… Changer la vitre si vous l’avez cassé. Le PIB est donc décorrelé avec l’intérêt collectif. Sauf qu’il a le grand avantage d’être simple. Naturellement il faut complexifier cet indicateur. De la même façon, le profit à un moment donné ne dit rien. Quand on enseigne la gestion à des étudiants, on leur dit bien que n’importe quelle entreprise peut multiplier par 10 ses profits une année donnée. Coca-Cola pourrait multiplier par 100 leurs profits en arrêtant de faire de la pub. Couper les coûts, vous savez le faire. Sauf que vous savez que dans un an, dans deux ans, comme vous n’aurez pas maintenu vos positions dans l’esprit des gens, vous allez perdre votre place. La question est bien celle de la pérennité et à travers elle, puisque vous parliez philo et j’adore ça, il y a cette idée du conatus spinozien : tout être vivant, en tant qu’il est, cherche à persévérer dans l’être. Cette force de survie de tout être vivant, l’entreprise, qui est une forme d’être biologique d’une certaine façon, cherche à continuer à exister. Le but de l’entreprise, c’est moins l’entreprise que la pérennité. Pour cette pérennité, cela implique de ne pas détruire l’environnement dans lequel vous vous développer. Que vous ne sciez pas la branche sur laquelle vous êtes assis. Et donc par exemple, je pense que c’est une question très actuelle, que vous ne travaillez pas au détriment de l’équilibre de vos consommateurs. Un dealer de drogue, c’est typiquement celui qui va ne pouvoir compter sur sa pérennité qu’avec la logique du « nuage de criquets ». Vous arrivez sur un truc, vous avez tout ravagé, il n’y a plus rien, votre seul espoir est de trouver un autre endroit ou vous allez pouvoir ravager. Ca, c’est la logique du dealer de drogue. La logique d’une entreprise qui prend en compte son empreinte, c’est de prendre en compte la façon dont vous allez permettre à vos collaborateurs naturellement, mais aussi à vos clients, de se développer et de se réaliser. C’est fondamental à un moment où on a une économie qui se développe en partie - et je parle évidemment des GAFA - à travers la confiscation de notre attention et de modification de la façon dont notre cerveau fonctionne. Je pense que cet impact va aussi jusqu’au bien-être réel du client.
NG : C’est passionnant, merci beaucoup Olivier. Ce que j’apprécie dans cette notion de « profits » pluriel, c’est l’idée qu’elle constitue à la fois une ressource matérielle et immatérielle que l’entreprise peut mobiliser dans le futur. Vous avez parlé de la motivation des collaborateurs, c’est un profit social très important pour l’entreprise et une formidable ressource immatérielle, qu’elle peut donc mobiliser pour mener efficacement ses activités sur du long terme.
3/ « Il est paradoxal qu'on exige des entreprises qu'elles soient désormais porteuses d'une « raison d'être » dépassant de loin leurs seuls produits et services tout en bloquant soigneusement toute forme de participation féconde au débat public. » écrivez-vous M. Babeau. Vous ne donnez pas vraiment d’exemple dans votre tribune de ce que pourrait être cette expression, si ce n’est quelles « formulent leurs attentes »… Jusqu’ou doivent aller ces attentes ? Outre les attaques externes de politiques peu connaisseurs de leurs sujets, comment gérer les dissensions internes ?
OB : Dans ma chronique, j’ai le droit à 5300 signes, cela limite un peu, ce n’est pas une thèse de doctorat en 540 pages comme avait pu être la mienne… C’était une époque ou on avait le droit de se lâcher ! Ce que j’essaye de dire dans cette tribune, c’est que très souvent, les entreprises, par peur de toute aspérité, de tout conflit, mais c’est compréhensible de la part des dirigeants, se limitent à des signalements de vertu. C’est à dire en fait à donner des signaux que tout le monde attend, à répéter ce que tout le monde répète aujourd’hui. Je suis de ceux qui pensent que lorsque ce que vous dites, tout le monde pourrait le dire et 100% des gens seront parfaitement d’accord avec vous, ce que vous dites n’a aucun intérêt. Donc aujourd’hui dire « je suis pour l’environnement, pour la diversité, pour l’inclusivité », cela fait partie des choses tellement banales que cela n’en a plus d’intérêt. Cela fait partie de la publicité normale de l’entreprise, pour moi c’est du signalement de vertu et ça n’a pas grand intérêt, d’autant plus que parfois, cela peut-être d’autant plus facilement dit, que cela n’est pas traduit dans la réalité. Ce qui serait plus intéressant, c’est que les entreprises qui sont aujourd’hui des entités d’action… On dit les entreprises aujourd’hui, évidemment, ça ne veut jamais dire en réalité, il n’y a pas « d’entreprises », il y a des gens dans des entreprises. Il y a des praticiens, des gens qui agissent dans les entreprises, il y a des responsables et des gens qui travaillent une bonne partie, voire toute leur vie dans un secteur qu’il connaisse beaucoup. Je regrette, parce que je vois un petit peu le fonctionnement politique, que les entreprises ne soient convoquées que pour réaffirmer la doxa du moment (égalité, inclusivité, environnement…),, mais qu’à aucun moment, on ne leur demande leur avis sur ce qu’elles connaissent le mieux, c’est à dire leur métier. Le grand paradoxe, c’est que quand vous êtes un spécialiste d’un secteur, vous êtes la dernière personne à qui on va venir demander des choses… Quand vous êtes une entreprise pharmaceutique, parce que c’est l’ère du soupçon, on va vous soupçonner d’être forcément uniquement intéressé par le profit à court terme et ne pas hésiter à tuer l’ensemble de l’humanité pour gagner quelques points de profitabilité et on se méfiera absolument de ce que vous allez dire. Alors que vous avez des choses intéressantes à dire… Peut-être que si on avait écouté les industries depuis un certain nombre d’années, on aurait évité la division par deux de la part de l’industrie dans notre PIB depuis une trentaine d’années… Peut-être que si on avait demandé aux chefs d’entreprises ce qu’ils pensaient des problématiques liées à la fiscalité, leurs difficultés à recruter des gens compétents… Peut-être serait-on un peu meilleurs dans notre capacité à rayonner à l’étranger. Il y a par exemple une rupture, une cassure complètement dingue entre l’enseignement secondaire, voir supérieur et le monde de l’entreprise, le monde professionnel réel. Et c’est extrêmement difficile de relier les uns aux autres. On éduque les enfants sur une méfiance et une méconnaissance du monde de l’entreprise, on a fait avec l’institut Sapiens des rapports là-dessus, sur l’ignorance des Français en économie et sur la façon dont les manuels, en seconde notamment, présentent l’entreprises sous un jour idéologiquement complètement biaisé. On a cette incapacité à comprendre l’entreprise et donc à faire jouer à l’entreprise le rôle social fondamental qu’elle peut jouer.
4/ Quelle est votre opinion Mme Gimenes sur ce sujet de l’expression des entreprises dans le débat public ?
NG : Ma réponse va être très claire et va aller dans le sens de M. Babeau. Je crois que toute entreprise a un rôle politique de par sa nature. Tout d’abord parce qu’elle crée de la richesse sur un territoire, elle interagit avec de multiples parties prenantes, elle prend soin de ses salariés, elle anime le bien être de tout un collectif, ses salariés par ailleurs utilisent la sphère publique pour venir travailler par exemple. L’entreprise évolue « en société » et pas seulement « en marché », elle a donc un rôle politique de par sa nature. Quand j’ai lu votre question et que j’ai lu ce qu’Olivier écrivait sur la raison d’être, cela m’a fait penser à la notion du contrat social et aux travaux de Schuman sur la légitimité. Cette notion de contrat social, c’est l’idée que l’entreprise passe une « convention implicite » avec la société, sur ce qu’elle compte apporter à la société, sur la manière dont elle compte agir, sa raison d’être, sa mission et sa responsabilité sociale sont déterminantes dans ce contrat pour que la société ait confiance. Sur ce point, Schuman disait que pour qu’une entreprise soit légitimée par la société, alors elle doit pouvoir participer d’une manière explicite au débat public. Donc, je suis très favorable à ce que les entreprises puissent prendre des positions sur des sujets de société comme celui de la diversité. Ce que je conseille cependant, c’est que dés lors qu’elles choisissent de se positionner alors elles doivent être exemplaires. Il ne faut pas d’injonctions paradoxales. Il y a des entreprises remarquablement engagées, qui ont un modèle d’innovation qui crée beaucoup de valeur sociétale. Je crois que ces entreprises ont leur mot à dire dans le débat public. Je suis favorable pour que ce rôle politique des entreprises se renforce et que l’Etat sorte un peu du « contrôle social » pour être davantage dans des dynamiques de co-production avec les entreprises.
5/ Pour créer un peu de dissension puisque vous êtes peut-être trop d’accord (!), j’ai sélectionné 3 sujets d’actualité :
OB : Cela fait beaucoup ! J’ai plus envie de commencer par le dernier, sur le débat Demurger - Silberzahn. J’ai tendance à dire que la raison d’être d’une entreprise, c’est de bien faire les produits ou les services qu’elle s’est proposée de faire. C’est même plus que ça : ce qui va être le signe de son succès, en fait, c’est sa capacité à survivre. La différence entre une entreprise privée et une administration, c’est que la seconde n’a pas besoin d’apporter un service collectif réel pour survivre. Il y a une décorélation entre les ressources qu’elle obtient de la violence légitime et donc la capacité à lever l’impôt et le service qu’elle rend en effet. C’est ce dont j’avais témoigné dans un livre qui s’appelait « l’horreur politique », un décrochage complet entre la raison d’être d’une administration, qui au bout d’un moment existe pour elle même. C’est marrant d’ailleurs parce qu’on parle peu de la raison d’être du public (à part dans Purpose Info, NDLR !). Le public est évalué à son coût. On pense que la valeur créée, c’est son coût. Peut-être parce qu’on pense que la valeur créée apporte un avantage social difficile à compter. Cela signifie qu’on s’interdit de critiquer ou de prendre du recul par rapport à une administration dont on sait très bien - il y a plein de chercheurs sur le sujet, je ne suis pas le seul - qu’elle finit par exister uniquement pour elle même et survivre à la raison qui l’avait fait créer. Le grand avantage et la chose formidable pour une entreprise, c’est qu’elle a un juge de paix terrible pour son utilité sociale : ce sont ses clients. Peut-être que ça mène à la question Decathlon. Decathlon fait exactement ce qu’il veut. Il peut mettre ses publicités ou il veut. Les clients vont aussi voter, en approuvant Decathlon, ou en y allant moins… J’ai vu aussi beaucoup de réactions « je n’irais plus chez Decathlon »… Une entreprise doit convaincre ses parties prenantes, les gens dans son environnement de son utilité. C’est ce qu’on appelle le néo-institutionnalisme en théorie de gestion. Vous devez arriver à convaincre l’Etat que vous êtes légitime, les clients que vous apportez une valeur, les différentes parties prenantes que vous apportez une valeur positive à la société. Si à un moment donné vous ne le faites plus, les clients partent, vous n’avez plus de quoi vivre et vous fermez. Et donc ça c’est formidable. De ce point de vue là, Amazon, pour y revenir, apporte vraiment de la valeur… Pourquoi moi je commande sur Amazon ? (Parce que je ne vais pas faire semblant de ne pas aller commander sur Amazon, je suis désolé…) J’y vais parce que je suis sûr que cela sera plus rapide, que la diversité des produits qui sont offerts est extrêmement grande, que le service après-vente est hyper efficace, que vous vous faites rembourser en un claquement de doigts, sans barguiner, plus facilement que jamais. Tout ça, c’est ce qu’on appelle de la qualité. Ce n’est pas de l’esclavagisme Amazon. C’est la résultante d’une qualité de service objective qui est apportée. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des problèmes liés à l’économie des plateformes, j’en parle dans mon dernier ouvrage (Le nouveau désordre numérique, NDLR). Mais on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de raison d’être et qu’ils sont condamnés à disparaître. Je pense que c’est une grave erreur. C’est hyper sympa de se dire qu’on est du côté du bien, ça fait chaud au cœur, on peut se faire des gros câlins. Mais je ne suis pas certain que ça soit toujours extrêmement pertinent.
NG : Pour ma part, je boycotte Amazon, non pas parce que c’est une entreprise qui n’aurait pas de raison d’être… Sur ce point, c’est assez clair pour moi, toutes les entreprises ont une raison d’être par nature, qu’elle soit définie ou non, elles en ont une, Je boycotte Amazon, par choix. Vous avez parlé tout à l’heure du poids du client. Je reviendrais sur la pression de la société civile, qui a fait évoluer les organisations, l’histoire le montre bien. J’ai fait le choix de ne plus acheter sur Amazon car je trouve que la performance sociale de cette entreprise questionne et au-delà, de vouloir porter un jugement sur cette entreprise, il s’agit surtout de favoriser les commerçants de proximité, les circuits courts en somme de favoriser une autre forme d’économie. C’est un positionnement peut-être idéologique, mais c’est ce qui me motive en tant que citoyenne. J’ai envie de donner plus de valeur à cette forme d’économie, dans la période que nous traversons… J’ai, par le passé, acheté sur Amazon, j’ai découvert toutes les qualités dont vous parlez Olivier. Vous avez raison, c’est une entreprise performante qui a une véritable raison d’être. Mais voilà, à un moment donné, on a des choix à faire dans des contextes particuliers. L’erreur, c’est de croire qu’une entreprise qui n’a pas défini sa raison d’être va mourir. Par contre, là ou j’irai un petit plus loin par rapport à ce que vous dites Olivier, c’est que, selon moi, le fait qu’une entreprise ré-interroge sa raison d’être, ça lui donne la possibilité de re-questionner son rôle sur du plus long terme. Bertrand Valiorgue (invité du premier épisode de Purpose Info, NDLR) l’explique très bien, l’entreprise a la possibilité de re-questionner son offre au regard des nouveaux défis contemporains. On peut avoir pensé son offre à un moment donné, et la redéfinir pour être davantage aligné avec les nouveaux défis. Cela invite les dirigeants à repenser la façon dont ils vivaient leurs modèles jusqu’à présent. Par contre, ce n’est pas isolée que l’entreprise doit appréhender ces enjeux mais avec toutes ses parties prenantes.
OB : Clarence, je vais vous décevoir, parce que je suis d’accord avec Nathalie ! Je suis désolé, elle parle d’or. C’est ce qui est formidable dans le jeu de la concurrence. Il y a des gens, de plus en plus nombreux, qui vont vouloir des produits produits différemment, avec d’autres exigences, par exemple des exigences sociales, écologique, des qui vont valoriser la proximité et être capable de payer un différentiel de prix parfois important. Cette demande va créer le développement d’offres, c’est ça qui est formidable, qui vont être rigoureusement différentes. Des grandes entreprises vont être amenées à totalement changer leur façon de produire. C’est déjà le cas, la plupart des grands groupes changent leur façon de produire, L’Oréal ne produit pas ses crèmes de la même façon, les essais sur les animaux ont été changé sous la pression du public. Et c’est ça qui est extrêmement puissant dans le système du marché, la demande commande des adaptations. C'est le cas en politique, mais il y a beaucoup de frottements car il y a un décalage du au fait que vous allez voter que tous les tant d’années, qu’il y a une sorte d’ambiguïté dans votre vote, on ne sait pas trop bien pour quoi vous voter, ce que vous approuvez, ce que vous n’approuvez pas. Dans les produits, on voit très rapidement ce que vous approuvez ou non, c’est une sorte de démocratie directe impitoyable le marché. C’est pour ça qu’il est super efficace.
Sur le cas Danone, c’est intéressant, ils ont toujours défendu, depuis le fondateur Antoine Riboud, auprès du CNPF à l'époque, un double projet économique et social, dès les années 1970. Son fils Franck disait ça aussi très bien avant qu’il ne prenne sa retraite. Une entreprise qui n’a pas à la fois un projet social, c’est à dire une prise en compte de l’humain et on pourrait dire une prise en compte de la finance, de l’équilibre économique est mort née. Emmanuel Faber est le continuateur de cette idée là. Danone n’a jamais dit « on va raser gratis »… « On va employer des gens beaucoup plus qu’on en a besoin et on va vendre à perte en empruntant et en s’endettant pour que rien ne change»… Non, Danone est comme les autres, il doit s’adapter, il y a des marchés qui bougent, un monde qui change, il faut se développer, il faut arriver à obtenir les moyens de payer son personnel. Ce n’est pas parce que vous êtes conscients de ce que vous devez faire que vous êtes immortel. Au contraire, cela demande plus d’exigence. À une époque difficile, alors que l’économie vient de reculer comme jamais, ou on s’attend à ce que le chômage augmente, j’ai trouvé complètement dingue qu’on s’étonne de l’annonce de Danone. Danone est comme tous les autres. Il n'est pas « too big to fail », l’Etat ne viendra pas demain mettre de l’argent dans Danone, je ne pense pas, en tout cas, ils ne comptent pas dessus ». Donc ça n’avait rien d’extraordinaire, c’était bien l'expression de cette difficulté, de ces deux pieds sur lesquels une entreprise doit marcher.
NG : Oui, je suis alignée avec ça. Je suis très admirative de cette entreprise qui depuis très longtemps a été précurseur. On ne peut pas dire aujourd’hui qu’Emmanuel Faber ne soit pas un grand leader, il bouscule cette industrie ! Ce que je trouve intéressant dans cette situation, c’est que cela questionne la finance. D’une manière sous jacente et je lisais la tribune dans Le Monde de Patrick Artus sur le sujet, cela nous rappelle que « Rien de majeur ne changera si le rendement exigé du capital reste aussi élevé ». C’est cela aussi la réalité de la vie économique d’une organisation et il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait encore des choix tels que ceux de Danone, qui soient encore pris. C’est la complexité de cet éco-système qu’il convient de prendre en compte. On sait très bien quand on travaille dans les organisations, qu’un travail sur la raison d'être ne suffira pas, il faut aussi travailler avec toutes les parties prenantes, les actionnaires en font partie et les gestionnaires d’actif aussi. Il y a un besoin de travailler sur des intérêts communs. Nous sommes peut-être sur un chemin qui mène à la construction d’un capitalisme, différent, on verra bien. Mais l’annonce de Danone pose des questions et des problèmes que l’on connait depuis longtemps.
6/ On se rapproche d’un concept de votre thèse Mme Gimenes, en parlant de l’élargissement des finalités. Est-ce qu’il y a une priorité à faire entre la santé, l’environnement ou lutte contre la pauvreté ? Ou est-ce que ce sont des finalités tellement élevées qu'on ne peut pas faire de priorités entre elles ?
NG : Ce sont en effet des finalités très élevées et des bien communs cruciaux, que ce soit la santé, l’environnement ou la pauvreté. Ces biens communs sont traduits et pris en compte dans les objectifs du Développement Durable. Il faut toujours revenir à des concepts mobilisateurs et mondiaux. Ce que je voudrais souligner surtout c’est que ces biens communs sont interconnectés. C’est ça l’enjeu de demain. C’est de prendre conscience de la dépendance entre ces biens communs. La pauvreté est un déterminant de la santé. Si vous avez une perte de santé, demain vous pouvez tomber dans la précarité. Si vous êtes dans la précarité, la violence n’est pas loin et également la malnutrition…ce sont aussi des déterminants de la santé. Le lien entre les dégradations de l’environnement et la santé ne sont plus à démontrer. Vous voyez, ce qui est très important, c’est de « dé-siloter » les expertises sur ces questions pour pouvoir être vraiment sur des approches globales et coordonnées. Je rêve demain de « raison d’être » convergentes entre l’industrie alimentaire et l’industrie pharmaceutique, parce que l’une fait de la prévention et l’autre travaille sur la cible des pathologies. On peut très bien imaginer des collaborations innovantes au service de la santé.
Appréhender l’inter-dépendance de ces grands enjeux me semble être une piste qui n’est pas encore assez explorée. Regardez, si on prend par exemple la crise de la Covid-19, on sait que c’est une zoonose. On sait très bien depuis longtemps, à travers notamment le concept du « One Health », une santé, une planète, que ces pathologies vont de plus en plus émerger. Regardez le conseil scientifique… Je pense qu’on peut s’étonner de l’absence d’un écologue en son sein… On sépare les expertises au lieu de les appréhender dans un esprit plus global.
Pour revenir à une entreprise, si on part de l’hypothèse qu’une entreprise se positionne sur un de ces objectifs, on voit bien en quoi cela va la « condamner » en quelque sorte, à innover, pour apporter des produits et des services qui puissent palier ces grands besoins universels.
Pour lutter contre la pauvreté par exemple, l’entreprise n’est pas seule, bien sûr, elle agit avec des partenaires. Dans ce cas, il faut prendre soin d’évaluer la situation sociale à améliorer sur un territoire avant l’intervention de l’entreprise et de ses partenaires et après. C’est comme cela que se mesure l’impact. Je crois qu’Olivier vous en parliez tout à l’heure. On ne le fait pas encore assez.
OB : Évidemment je souscris à tout ça. Il ne faut pas faire de priorités car ce serait en fait renoncer à tous. On ne peut atteindre chacun qu’à travers l’atteinte collective. J’aime bien l’idée du prix Nobel d’économie indien Amartya Sen, qui parle des « capabilités » de base. Il y a beaucoup de débats sur le bonheur, qu’est-ce que le bonheur, qu’est-ce qui améliore les choses dans la civilisation… Il prend les choses de façon un peu plus pragmatiques et dit que pour être heureux, on a besoin de certaines choses, l’accès à la santé, à l’éducation, ce qu’il appelle les « capabilités de base ». Et je crois que l’accès à un environnement sain de développement en fait partie. Tout ça forme un tout. Je trouve très ennuyeux qu’on ait l’impression qu’on ne peut avoir l’un qu’au prix du renoncement à l’autre, au prix du sacrifice. Il faut renoncer à ce que nous a apporté la technologie, la médecine, la science depuis 200 ans en termes de mortalité infantile, de qualité de vie, de confort énergétique… On est tous chauffés, on a plus froid l’hiver et on a plus faim parce qu’on a augmenté la productivité agricole. Il faudrait renoncer à tout ça pour sauver la planète. Et bien moi je n’y crois pas. Je crois qu’on peut justement, grâce aux technologies, arriver à trouver des énergies, utiliser des sources d’énergie qui soient respectueuses de l’environnement. Le gros problème de notre énergie, ce n’est pas qu’elle est limitée, c’est précisément qu’elle est illimitée et qu’on arrive pas au bout du pétrole comme on le prévoyait. On espérait qu’on arriverait au bout du pétrole mais ce n’est pas le cas. Il n’y en a jamais eu autant, le prix n’a jamais été aussi bas. C’est bien ça notre problème aujourd’hui.
On a des moyens technologiques de trouver des façons d’être plus respectueux. Je crois à la coordination de tout ça. Le développement de l’être humain dans sa maison, dans son « oikos ». C’est bien l’idée de l’écologie, c’est le même « oikos », c’est le discours sur la maison qu’est notre planète. On est tous dans une même maison, et quand on est dans une même maison, on a tous les mêmes intérêts à ce que ça soit propre et à ce qu’on y cohabite de la meilleure façon.
7/ Si on reste dans cette idée d’élargissement des finalités de l’entreprise, doit-on, toujours en vertu de l’idée de bien commun, aller jusqu’à interdire certaines activités ? Par exemple obliger les entreprises qui les pratiquent à en changer, par exemple les cigarettiers ? Demain les viticulteurs ou les producteurs de viande (cf. Le vote par les étudiants d’Oxford visant à interdire la consommation de celle-ci à la cantine)…?
NG : Quand j’ai vu votre question, je me suis dit, qu’au delà des finalités, cela questionne l’utilité des organisations. Vous avez raison de souligner ce point Clarence, car, dès lors que l’on considère que la notion de « raison d’être » traite de l’utilité des activités et de la contribution de l’entreprise à l’intérêt collectif alors cela questionne celle d’entreprises comme les cigarettiers. Sur ce point, le tabac, c’est 75,000 décès par an en France, auxquels il faut ajouter toutes les maladies cardio-vasculaires et pulmonaires qu’il induit. Nous évoquions tout à l’heure le besoin pour une entreprise de gérer les externalités positives et négatives de ses activités, les résultats sont ici assez éloquents. Difficile de parler d’utilité sociale. Alors faut-il pour autant interdire ces activités ? C’est un débat difficile. Il n’est pas nouveau. Vous trouverez toujours des fumeurs qui vont vous expliquer qu’il y a un intérêt pour eux et une utilité à fumer. Ce qui me dérange, c’est que c’est un produit qui par essence, cherche à rendre dépendants les personnes, c’est une drogue qui nuit à leur santé et qui les tue. Le côté « drogue » est dérangeant. En préparant votre question, je me suis souvenu des propos de Jacques Attali quand il plaidait pour l’interdiction du tabac. Il comparait le tabac au Médiator. Je ne sais pas si vous vous souvenez de cette tribune où il demandait pourquoi le tabac ne pourrait-il pas être traité avec la même sévérité que le Mediator, cad comme un produit inutile, à la nocivité plus que prouvée. Je trouve ce raisonnement très pertinent.
Après on sait bien que c’est une industrie qui crée des emplois, qui apporte beaucoup d’argent à l’état. Les taxes liées au tabac pourraient d’ailleurs être explicitement destinées à renforcer les investissements dans la recherche médicale publique, cela donnerait un peu de sens.
Concernant les produits moins polémiques et moins nocifs, je crois beaucoup à la régulation par la pression de la société civile. L’exemple des étudiants d’Oxford le montre bien. On voit bien que la société civile peut constituer l’arbitre de demain. Ce sont les clients qui ont le pouvoir de faire évoluer les propositions de valeur, de décider de l’existence ou non de certains produits, de certaines marques etc. Je suis plus dure avec une industrie qui tue.
OB : Alors c’est là qu’on ne va pas être d’accord. Mon poil se hérisse quand on veut m’expliquer ce qui est bien pour moi et qu’on veut me dicter mes comportements en fonction de ce qui est bien pour moi. Personne n’est aujourd’hui obligé de fumer. Il y avait sans doute un problème du temps du tabagisme passif. Vous étiez obligé. J’ai fait partie des gens, nous étions une famille nombreuse, je me souviens quand il n’y avait plus de places en wagon non fumeur, on allait en wagon fumeur et on se tapait 4 ou 5 heures dans les vapeurs… Aujourd’hui, 35 ans plus tard, on regarderait ça, on appellerait la police tout de suite et on ferait un procès à la SNCF. Donc c’est rigolo de voir comment les perceptions évoluent… Mais ce n’était pas il y a si longtemps, à une époque on trouvait ça tout à fait normal. Mais à partir du moment où aujourd’hui, on sait exactement à quoi on se soumet quand on fume, que les impôts sont déjà là, je crois 70 ou 80%… Un impôt d’ailleurs, entre parenthèses hyper inégalitaire, la prévalence du tabagisme est monstrueusement corrélée avec l’appartenance sociale. J’avais vu les chiffres au Royaume-Uni, c’est 40% des classes modestes et 10% des classes « supérieures ». C’est une sorte d’impôt terrible sur les plus pauvres. Ce que jamais l’Etat n’avouera. Il y a ça et le loto, dans le genre impôts indirects. Sur le tabac, à partir du moment ou vous êtes un adulte, consentant, vacciné, à vos risques et périls… Allez-y fumer ! Oui, il y a des évolutions sociales, parfois l’Etat les fait progresser à travers ses lois, parfois c’est le social qui avance et l’Etat qui rattrape, longtemps après, comme par exemple pour l’homosexualité. C’était banalisé bien avant que l’Etat ne finisse par avancer et dépénaliser. Parfois ça se fait dans l’autre sens. Sur la cigarette, l’Etat a objectivement permis l’évolution des comportements. Il y a des moments, c’est quand même des minorités actives, le problème ne va pas être de faire changer leur propres comportements, mais de faire changer les autres de façon autoritaire. Et c’est ça moi qui me choque. Que vous n’aimiez pas la viande, que vous n’en preniez pas, très bien, vous êtes libre. Et si demain d’autres gens décident de le faire, vous ne ferez plus de viande si vous n’arrivez plus à la vendre… Mais que vous en soyez à imposer par différentes politiques, par différentes techniques d’agit-prop, vos décisions à tout le monde, le problème c’est qu’il n’y aura plus de limites. Hier vous alliez nous interdire des choses parce que c’était mortel. Puis parce que c’était nocif. Puis ça sera parce que c’est inutile. Parce que c’est luxueux… Superfétatoire, « pas bien »… Et là vous allez introduire la morale dans le champ de la liberté et c’est là que je suis extrêmement inquiet pour ce qui est en train de se passer. Quand l’Etat commence à se piquer de la morale, c’est là que ça commence à dériver. C’est Benjamin Constant qui disait, un de ces grands auteurs qu’on n’utilise et qu’on ne mobilise pas assez, « que l’Etat se contente d’être juste, nous nous chargeons de notre bonheur » . Aujourd’hui, l’Etat, comme il n’arrive pas à être juste, ni à nous permettre la prospérité, prétend se charger de notre bonheur. Ça, ça m’inquiète beaucoup.
NG : Je vais quand même réagir, parce que je suis aussi une libérale Olivier… Mais je trouve que c’est différent de vouloir interdire ou légiférer fortement un produit dont on sait qu’il tue, de ceux que l’on peut considérer comme futiles. Bien évidemment, il faut des produits futiles et ne pas entrer dans le diktat de l’utilité. Ce qui m’intéresse dans le raisonnement, ce n’est pas l’enjeu moral, c’est de discuter du pourquoi on interdit un médicament comme le Médiator, pourquoi on interdit la vente de certains médicaments dont on sait qu’ils ont un bénéfice- risque peu favorables et qui de surcroit coûtent chers, et pourquoi on autorise encore la vente de tabac. Les gens qui fument sont libres en effet, vous avez raison de le souligner, ils sont libres d’acheter des produits nocifs pour leur santé mais in fine quand ils tomberont malades, c'est bien avec l'argent public qu’ils pourront être pris en charge….. Pourquoi on mène ce raisonnement pour un médicament et pourquoi on ne le mène pas pour le tabac ?.
Le problème mérite d’être posé sous cet angle là. Je ne suis pas favorable aux interdits et personne n'a envie d'une société qui nous en imposeraient de plus en plus. C’est pourquoi, ce débat n'est pas simple. Pour autant, il y a des industries à qui on interdit la production et la mise à distribution de certains produits et le tabac y échappe alors même que c’est une drogue qui crée des dépendances et qui engendre des coûts humains et des coûts de santé publique colossaux…
OB : Tout à fait d’accord, mais quand même les études montrent qu’on peut être Addict à n’importe quoi. On peut être accro par exemple à l’alcool et aux écrans.
NG : Je suis d’accord ce n’est pas simple…
OB : Limiter le temps d’écran, c’est le régime Chinois qui l’a fait, il a limité le temps de jeu des jeunes Chinois de façon autoritaire.
NG : On est bien d’accord, ce n’est pas simple.
OB : Pas simple… Et oui et quelle drogue vous permettez, quelle drogue vous autorisez, à partir de quelle moment une drogue est vraiment dure ? Il y a beaucoup de choses dont on est dépendant et qui sont autorisées…
8/ Pour conclure, on arrive au terme du débat. Comme avec les démarches qualité qui ont précédé, on reproche parfois à la RSE et aux normes comme ISO 26000 ou aux labels comme B-Corp, Lucie et Positive Impact, de faire perdre beaucoup de temps en procédures, de n’être pas assez adaptés à la spécificité des entreprises, à leur secteurs d’activité etc... Comment concilier besoin d’un système universel et efficacité en termes d’impacts des actions réellement accomplies ?
NG : Vous avez raison, en gestion, les approches que l’on qualifie de « génériques » qui sont universelles demandent à être adaptées aux réalités des entreprises. Vous avez cité différentes normes et labels. Je ne suis pas partisane des labels, car au final les personnes veulent obtenir le label pour des enjeux de réputation et peuvent perdre le sens de leurs engagements. Si je prends l’ISO 26,000 par exemple, qui est une norme non « certifiante », elle existe avant tout pour guider les organisations, il convient avec les acteurs de l’entreprise de traduire les questions qu’elles sous-tend au regard de leur secteur d’activité. C’est pourquoi, je suis plutôt partisane au développement de référentiels sectoriels. D’ailleurs, la plateforme RSE, sous l’égide de France Stratégie a lancé il y a deux ans (je crois), un programme pour encourager les fédérations professionnelles à s’approprier les sujets RSE qui les concernent spécifiquement. Nous sommes dans la bonne direction car les entreprises auront beaucoup plus de facilités à intégrer les enjeux de RSE si les fédérations les ont rendus très pragmatiques et si elles sont accompagnées pour les mettre en place « step by step » . J’aime bien parler de niveaux d’appropriation pour ne pas tomber dans le piège du diktat des indicateurs. Evidemment il faut des objectifs et des indicateurs mais il faut s’en libérer, redonner du sens, s’approprier les défis de responsabilité sociale et écologique d’une manière progressive. Les référentiels sectoriels me semblent donc être la bonne solution. Nous en parlions récemment avec la secrétaire générale du Global Compact en France, Fella Imalhayene, qui encourage également le développement d’approche sectorielle afin de faciliter la prise en compte des enjeux de développement durable.
OB : Très rapidement, je crois que le grand risque, je l’ai vu dans le problème des éco-contributions, ce que j’avais discuté avec les distributeurs à l’époque. Ils m’expliquaient combien c’était avant tout de la complexité administrative totalement délirante qui était créée. Il faut faire très attention. Dans toutes les préoccupations écologiques, on part très souvent de bons sentiments, qui sont d’ailleurs de très mauvaises bases de réflexion, on fait des choses simplistes et on essaye de les appliquer au chausse-pied… On fait rentrer ces entreprises dans le lit de Procuste de ces préoccupations. Derrière, pour les petites entreprises ce sont des ressources énormes, quasiment des temps plein, que vous allez mettre pour remplir les papiers… Avec une complexité qui grandit de plus en plus. Cette question de la complexité est totalement absente de la réflexion écologique. Pourquoi ? Parce qu’on se fout des entreprises depuis belle lurette. On ne se met jamais du côté des entreprises. C’est vrai pour la décision publique en général. Et c’est vrai pour la décision publique écologique. Probablement parce que nos dirigeants sont des haut fonctionnaires, qui ont été sélectionnés à 24 ans et qui voient leurs salaires tomber le 28 du mois sans aucun problèmes toute leur vie. Mais à aucun moment on ne se met du côté de l’entreprise, des petits entrepreneurs, des PME… A aucun moment on essaye de comprendre que ce n’est pas forcément de la mauvaise volonté ou la volonté d’aller polluer la rivière qui est juste à côté d’eux. C’est qu’il y a une complexité pratique à l’obéissance à l’espèce de tapis de bombes de normes qui leur tombent dessus en permanence. Il faut avoir travaillé dans une entreprise, on devrait même un jour imposer à nos dirigeants d’avoir un jour travaillé dans une entreprise, d’avoir vu ce que c’était d’être aux prises avec les montagnes de normes pour arriver peut-être après à en modérer la production.
Je ne peux que vous remercier l’un et l’autre d’avoir accepté le principe de cette discussion, de ce débat qui a été très riche, très intéressant, donc à nouveau un grand merci d’avoir participé à Purpose Info.
OB : Merci.
NG : Vos questions étaient pertinentes !
Pour plus d’infos :
- Une tribune de Nathalie Gimenes : La « raison d’être » de l’entreprise rebat les cartes du jeu concurrentiel
- La tribune d'Olivier Babeau : Il est temps que les entreprises (re)fassent de la politique
- L'ouvrage d'Olivier Babeau : Le nouveau désordre numérique